— Yellowstone ? Trop dangereux avec les ours et tous ces machins.
— Oh, Steven, pour l’amour du ciel, que t’arrive-t-il ? s’exaspéra sa femme. Tu es tellement ronchon ces derniers temps.
Ils arrivèrent devant leur immeuble. Steven tressaillit soudain : Alice était là.
— Bonjour, monsieur Bergdorf, lui dit Alice.
— Alice, quelle bonne surprise ! balbutia-t-il.
— Je vous ai apporté les documents dont vous avez besoin, il faut juste que vous les signiez.
— Mais certainement, lui répondit Bergdorf, qui jouait la comédie comme un pied.
— Ce sont des documents urgents. Comme vous n’étiez pas au bureau cet après-midi, je me suis dit que je passerais vous les faire signer chez vous.
— Comme c’est gentil d’être venue jusqu’ici, la remercia Steven en souriant bêtement à sa femme.
Alice lui tendit un cartable avec des courriers divers. Il le plaça de sorte que sa femme ne voie rien et consulta une première lettre qui était un envoi publicitaire. Il fit semblant de prendre un air intéressé avant de passer à la lettre suivante qui consistait en une page blanche sur laquelle Alice avait écrit :
Punition pour ne m’avoir donné aucune nouvelle de la journée : 1 000 dollars.
Et juste en dessous, accroché par un trombone, un chèque extrait du carnet qu’elle lui avait confisqué, déjà rempli à son nom à elle.
— Vous êtes sûre de ce montant ? demanda Bergdorf d’une voix tremblante. Ça me semble cher.
— C’est le juste prix, monsieur Bergdorf. La qualité a un prix.
— Alors je valide, s’étrangla-t-il.
Il signa le chèque de 1 000 dollars, referma le cartable et le tendit à Alice. Il la salua d’un sourire crispé et s’engouffra avec sa femme dans l’immeuble. Quelques minutes plus tard, enfermé dans les toilettes et faisant couler l’eau dans le lavabo, il lui téléphona.
— Tu es folle, Alice ? lui chuchota-t-il, accroupi entre la cuvette des toilettes et le lavabo.
— Où étais-tu passé ? Tu disparais sans donner de nouvelles ?
— J’avais une course à faire, bredouilla Bergdorf et après je suis allé chercher ma femme à son travail.
— Une course ? Quel genre de course, Stevie ?
— Je ne peux pas t’en parler.
— Si tu ne me racontes pas immédiatement, je sonne à ta porte et je raconte tout à ta femme.
— C’est bon, c’est bon, implora Steven. Je suis allé à Orphea. Écoute, Alice, Stephanie a été assassinée…
— Quoi ?! Tu es allé là-bas, triple idiot ! Ah, pourquoi es-tu si idiot ? Qu’est-ce que je vais faire de toi, imbécile ?
Alice, furieuse, raccrocha. Elle sauta dans un taxi et remonta Manhattan : elle se dirigea vers le haut de la Cinquième Avenue, au niveau des boutiques de luxe. Elle avait 1 000 dollars à dépenser et comptait bien se faire plaisir.
Le taxi déposa Alice à proximité de la tour vitrée qui abritait les locaux de Channel 14, la puissante station de télévision privée. Dans une salle de réunion du 53e étage, son PDG, Jerry Eden, avait convoqué ses principaux directeurs :
— Comme vous le savez, leur annonça-t-il, les audiences de ce début d’été sont très mauvaises, pour ne pas dire catastrophiques, raison pour laquelle je vous ai tous convoqués ici. Il faut absolument réagir.
— Quel est le principal problème ? demanda l’un des responsables créatifs.
— Le créneau de 18 heures. Nous nous sommes fait complètement distancer par Regarde !
Regarde ! était la concurrente directe de Channel 14. Public similaire, audience similaire, contenu similaire : les deux chaînes se livraient une bataille acharnée avec, à la clé, des contrats publicitaires records pour les émissions phares.
— Regarde ! diffuse une émission de téléréalité qui fait un tabac, expliqua le directeur marketing.
— Quel est le pitch de l’émission ? demanda Jerry Eden.
— Rien, justement. On suit ce groupe de trois sœurs. Elles vont déjeuner, elles font des courses, elles vont à la gym, elles se disputent, elles se réconcilient. On suit leur journée type.
— Et que font-elles comme métier ?
— Elles n’ont pas de métier, monsieur, expliqua le sous-directeur des programmes. On les paie pour ne rien faire.
— C’est là qu’on pourrait faire mieux qu’eux ! assura Jerry. En faisant de la téléréalité plus ancrée dans le quotidien.
— Mais monsieur, objecta le directeur de la division, le public cible de la téléréalité est plutôt pauvre financièrement et mal éduqué. Il cherche une part de rêve quand il allume sa télévision.
— Justement, répondit Jerry, il faut un concept qui mette le spectateur face à lui-même, à ses ambitions. Une émission de téléréalité qui le tire vers l’avant ! On pourrait présenter un nouveau concept à la rentrée. Il faut frapper un grand coup ! Je vois déjà le slogan : « CHANNEL 14. La part de rêve est en vous ! »
La proposition déclencha une vague d’enthousiasme.
— Oh, c’est bien, ça ! approuva le directeur du marketing.
— Je veux une émission pour la rentrée qui frappe un grand coup. Je veux tout chambouler. Je veux qu’on lance d’ici septembre un concept génial et qu’on fasse une razzia sur les téléspectateurs. Je vous laisse exactement dix jours : lundi 14 juillet, je veux une proposition de programme phare pour la rentrée.
Jerry leva la réunion. Alors que les participants quittaient son bureau, son portable sonna. C’était Cynthia, sa femme. Il décrocha.
— Jerry, lui reprocha Cynthia, ça fait des heures que j’essaie de te joindre.
— Désolé, j’étais en rendez-vous. Tu sais qu’on prépare les programmes de la prochaine saison et que c’est tendu ici en ce moment. Que se passe-t-il ?
— Dakota est rentrée à 11 heures ce matin. Elle était encore ivre.
Jerry soupira, totalement impuissant.
— Et que veux-tu que j’y fasse, Cynthia ?
— Mais enfin, Jerry, c’est notre fille ! Tu as entendu ce que dit le docteur Lern : il faut l’éloigner de New York.
— L’éloigner de New York, comme si ça allait tout changer !
— Jerry, cesse d’être fataliste ! Elle n’a que 19 ans. Elle a besoin d’aide.
— Ne viens pas me dire que nous n’essayons pas de l’aider…
— Tu ne te rends pas compte de ce qu’elle traverse, Jerry !
— Je me rends surtout compte que j’ai une fille de 19 ans qui se défonce ! s’emporta-t-il en ayant tout de même pris le soin de chuchoter sa dernière phrase pour qu’on ne l’entendît pas.
— On en parlera de vive voix, lui proposa Cynthia pour le calmer. Où es-tu ?
— Où je suis ? répéta Jerry.
— Oui, la séance avec le docteur Lern est à 17 heures, rappela Cynthia. Ne me dis pas que tu as oublié ?
Jerry écarquilla les yeux : il avait complètement oublié. Il bondit hors de son bureau et se précipita dans l’ascenseur.
Par miracle, il arriva juste à l’heure au cabinet du docteur Lern sur Madison Avenue. Depuis six mois, Jerry avait consenti à y suivre chaque semaine une thérapie de famille avec sa femme Cynthia et leur fille Dakota âgée de 19 ans.
Les Eden prirent tous trois place dans un canapé face au thérapeute, installé dans son fauteuil habituel.