Lorsque je pris les escaliers à mon tour pour redescendre, Montagne était déjà sorti de l’immeuble. Arrivé dans le hall d’entrée, je profitai d’être seul pour inspecter la boîte aux lettres de Stephanie. D’un coup d’œil par la fente, je vis qu’il y avait une lettre à l’intérieur et je parvins à l’attraper du bout des doigts. Je la pliai en deux et la glissai discrètement dans la poche arrière de mon pantalon.
Après notre arrêt dans l’immeuble de Stephanie, Montagne me conduisit à la rédaction de l’Orphea Chronicle, à deux pas de la rue principale, pour que je puisse parler avec Michael Bird, le rédacteur en chef du journal.
La rédaction se trouvait dans un bâtiment en briques rouges. Si l’extérieur avait bonne allure, l’intérieur, en revanche, était décati.
Michael Bird, le rédacteur en chef, nous reçut dans son bureau. Il était déjà à Orphea en 1994, mais je n’avais plus souvenir de l’avoir croisé. Bird m’expliqua que, par un concours de circonstances, il avait repris les rênes de l’Orphea Chronicle trois jours après le quadruple meurtre et qu’il avait du coup passé l’essentiel de cette période le nez dans la paperasse et non sur le terrain.
— Depuis combien de temps Stephanie Mailer travaille-t-elle pour vous ? demandai-je à Michael Bird.
— Environ neuf mois. Je l’ai engagée en septembre dernier.
— C’est une bonne journaliste ?
— Très. Elle remonte le niveau du journal. C’est important pour nous car il est difficile d’avoir toujours du contenu de qualité. Vous savez, le journal va très mal financièrement : nous survivons parce que les locaux nous sont prêtés par la mairie. Les gens ne lisent plus la presse aujourd’hui, les annonceurs ne sont plus intéressés. Avant, nous étions un journal régional important, lu et respecté. Aujourd’hui, pourquoi liriez-vous l’Orphea Chronicle quand vous pouvez lire le New York Times en ligne ? Et je ne vous parle même pas de ceux qui ne lisent plus rien et se contentent de s’informer sur Facebook.
— Quand avez-vous vu Stephanie pour la dernière fois ? l’interrogeai-je.
— Lundi matin. À la réunion de rédaction hebdomadaire.
— Et avez-vous remarqué quelque chose de particulier ? Un comportement inhabituel ?
— Non, rien de spécial. Je sais que les parents de Stephanie sont inquiets, mais comme je le leur ai expliqué hier ainsi qu’au chef-adjoint Montagne, Stephanie m’a envoyé un message lundi soir, tard, pour me dire qu’elle devait s’absenter.
Il sortit son portable de sa poche et me montra le message en question, reçu à minuit, dans la nuit de lundi à mardi :
Je dois m’absenter quelque temps d’Orphea. C’est important. Je t’expliquerai tout.
— Et vous n’avez pas eu de nouvelles depuis ce message ? demandai-je.
— Non. Mais honnêtement, ça ne m’inquiète pas. Stephanie est une journaliste au caractère indépendant. Elle avance à son rythme sur ses articles. Je ne me mêle pas trop de ce qu’elle fait.
— Sur quoi travaille-t-elle en ce moment ?
— Le festival de théâtre. Chaque année, à la fin juillet, nous avons un important festival de théâtre à Orphea…
— Oui, je suis au courant.
— Eh bien, Stephanie avait envie de raconter le festival de l’intérieur. Elle rédige une série d’articles à ce sujet. En ce moment, elle interviewe les bénévoles qui assurent la pérennité du festival.
— Est-ce que c’est son genre de « disparaître » ainsi ? m’enquis-je.
— Je dirais « s’absenter », nuança Michael Bird. Oui, elle s’absente régulièrement. Vous savez, le métier de journaliste nécessite de quitter souvent son bureau.
— Est-ce que Stephanie vous a parlé d’une enquête d’envergure qu’elle menait ? interrogeai-je encore. Elle affirmait avoir un rendez-vous important à ce sujet lundi soir…
Je restais volontairement flou, ne souhaitant pas donner plus de détails. Mais Michael Bird secoua la tête.
— Non, me dit-il, elle ne m’en a jamais parlé.
Au sortir de la rédaction, Montagne, qui considérait qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter, m’invita à quitter la ville.
— Le chef Gulliver voudrait savoir si vous allez partir maintenant.
— Oui, lui répondis-je, je crois que j’ai fait le tour.
De retour dans ma voiture, j’ouvris l’enveloppe trouvée dans la boîte aux lettres de Stephanie. C’était un relevé de carte de crédit. Je l’examinai attentivement.
En dehors des dépenses de sa vie courante (essence, courses au supermarché, quelques retraits au distributeur, des achats à la librairie d’Orphea), je remarquai de nombreux débits de péages routiers de l’entrée de Manhattan : Stephanie s’était régulièrement rendue à New York ces derniers temps. Mais surtout, elle s’était acheté un billet d’avion pour Los Angeles : un rapide aller-retour du 10 au 13 juin. Quelques dépenses sur place — notamment un hôtel — confirmaient qu’elle avait bien effectué ce voyage. Peut-être avait-elle un petit copain en Californie. En tous les cas, c’était une jeune femme qui bougeait beaucoup. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle s’absentât. Je pouvais parfaitement comprendre la police locale : aucun élément ne penchait en faveur de la thèse d’une disparition. Stephanie était majeure et libre de faire ce qu’elle voulait sans avoir de comptes à rendre. Faute d’éléments, j’étais à mon tour sur le point de renoncer à cette enquête, lorsque je fus frappé par un détail. Un élément clochait : la rédaction de l’Orphea Chronicle. Son décor ne collait pas du tout avec l’image que je m’étais faite de Stephanie. Je ne la connaissais certes pas, mais l’aplomb avec lequel elle m’avait interpellé trois jours auparavant m’avait fait l’imaginer plutôt au New York Times que dans un journal local d’une petite ville balnéaire des Hamptons. C’est ce détail qui me poussa à creuser encore un peu plus loin et à rendre visite aux parents de Stephanie, qui vivaient à Sag Harbor, à vingt minutes de là.
Il était 19 heures.
Au même instant, sur la rue principale d’Orphea, Anna Kanner se garait devant le Café Athéna où elle avait rendez-vous pour dîner avec Lauren, son amie d’enfance, et Paul, le mari de cette dernière.
Lauren et Paul étaient ceux de ses amis qu’Anna voyait le plus régulièrement depuis qu’elle avait quitté New York pour s’établir à Orphea. Les parents de Paul possédaient une maison de vacances à Southampton, à une quinzaine de miles de là, où ils venaient régulièrement passer de longs week-ends, quittant Manhattan dès le jeudi pour éviter le trafic.
Alors qu’Anna s’apprêtait à descendre de sa voiture, elle vit Lauren et Paul, déjà attablés sur la terrasse du restaurant, et elle remarqua surtout qu’un homme les accompagnait. Comprenant aussitôt ce qui se passait, Anna téléphona à Lauren.
— Tu m’as organisé un rancard, Lauren ? lui demanda-t-elle dès que celle-ci décrocha.
Il y eut un instant de silence gêné.
— Peut-être que oui, finit par répondre Lauren. Comment le sais-tu ?
— Mon instinct, lui mentit Anna. Enfin, Lauren, pourquoi tu m’as fait ça ?