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Le seul reproche qu’Anna pouvait faire à son amie était qu’elle passait son temps à se mêler de sa vie sentimentale en essayant de la caser avec le premier venu.

— Celui-là, tu vas l’adorer, assura Lauren, après s’être éloignée de la table pour que l’homme qui les accompagnait n’entende pas sa conversation. Fais-moi confiance, Anna.

— Tu sais quoi, Lauren, en fait ce n’est pas idéal ce soir. Je suis encore au bureau et j’ai une tonne de paperasse à terminer.

Anna s’amusa de voir Lauren s’agiter sur la terrasse.

— Anna, je t’interdis de me poser un lapin ! Tu as 33 ans, tu as besoin d’un mec ! Ça fait combien de temps que tu n’as pas baisé, hein ?

Ça, c’était l’argument que Lauren utilisait en dernier recours. Mais Anna n’était vraiment pas d’humeur à se farcir un rendez-vous arrangé.

— Je suis désolée, Lauren. En plus, je suis de permanence…

— Oh, ne commence pas avec ta permanence ! Il ne se passe jamais rien dans cette ville. Tu as le droit de t’amuser un peu aussi !

À cet instant, un automobiliste klaxonna et Lauren l’entendit à la fois dans la rue et à travers le téléphone.

— Alors là, ma vieille, tu es grillée ! s’exclama-t-elle en se précipitant sur le trottoir. Où es-tu ?

Anna n’eut pas le temps de réagir.

— Je te vois ! s’écria Lauren. Si tu crois que tu vas te débiner comme ça et me planter maintenant ? Tu te rends compte que tu passes la plupart de tes soirées toute seule, comme une grand-mère ! Tu sais, je me demande si tu as fait le bon choix en venant t’enterrer ici…

— Oh, pitié, Lauren ! J’ai l’impression d’entendre mon père !

— Mais si tu continues comme ça, tu vas finir ta vie toute seule, Anna !

Anna éclata de rire et sortit de sa voiture. Si on lui avait donné une pièce de monnaie chaque fois qu’elle s’était entendu dire cela, elle nagerait aujourd’hui dans une piscine remplie d’argent. Elle était cependant bien obligée d’avouer qu’à ce stade, elle ne pouvait pas donner tort à Lauren : elle était fraîchement divorcée, sans enfant, et vivait seule à Orphea.

Selon Lauren, la cause des échecs amoureux successifs d’Anna était double : ils tenaient d’une part à son manque de bonne volonté, et d’autre part à son métier qui « faisait peur aux hommes ». « Je ne leur dis jamais d’avance ce que tu fais dans la vie, avait expliqué Lauren à plusieurs reprises en parlant à Anna des rendez-vous qu’elle lui arrangeait. Je pense que ça les intimide. »

Anna rejoignit la terrasse. Le candidat du jour s’appelait Josh. Il avait cet air affreux des hommes trop sûrs d’eux. Il salua Anna en la dévorant des yeux de façon gênante, soufflant d’une haleine fatiguée. Elle sut aussitôt que ce ne serait pas ce soir-là qu’elle rencontrerait le prince charmant.

* * *

— Nous sommes très inquiets, capitaine Rosenberg, me dirent à l’unisson Trudy et Dennis Mailer, les parents de Stephanie, dans le salon de leur coquette maison de Sag Harbor.

— J’ai téléphoné à Stephanie lundi matin, expliqua Trudy Mailer. Elle m’a dit qu’elle était à une réunion de rédaction au journal et qu’elle me rappellerait. Elle ne l’a jamais fait.

— Stephanie rappelle toujours, assura Dennis Mailer.

J’avais immédiatement compris pourquoi les parents Mailer avaient pu agacer la police. Avec eux, tout prenait une dimension dramatique, même le café que j’avais refusé en arrivant :

— Vous n’aimez pas le café ? s’était désespérée Trudy Mailer.

— Vous voulez peut-être du thé ? avait demandé Dennis Mailer.

Parvenant finalement à capter leur attention, j’avais pu leur poser quelques questions préliminaires. Stephanie avait-elle des problèmes ? Non, ils étaient catégoriques. Se droguait-elle ? Non plus. Avait-elle un fiancé ? Un petit ami ? Pas qu’ils sachent. Y aurait-il eu une raison pour qu’elle disparaisse de la circulation ? Aucune.

Les parents Mailer m’assurèrent que leur fille n’était pas du genre à leur cacher quoi que ce soit. Mais je découvris rapidement que ce n’était pas exactement le cas.

— Pourquoi Stephanie s’est-elle rendue à Los Angeles il y a deux semaines ? demandai-je.

— À Los Angeles ? s’étonna la mère. Que voulez-vous dire ?

— Il y a deux semaines, Stephanie a fait un voyage de trois jours en Californie.

— Nous n’en savions rien, se désola le père. Ça ne lui ressemble pas de partir à Los Angeles sans nous en avertir. Peut-être était-ce en lien avec le journal ? Elle est toujours assez discrète à propos des articles sur lesquels elle travaille.

Je doutais que l’Orphea Chronicle puisse se permettre d’envoyer ses journalistes en reportage à l’autre bout du pays. Et c’est justement la question de son emploi au sein du journal qui allait soulever encore un certain nombre d’interrogations.

— Quand et comment Stephanie est-elle arrivée à Orphea ? demandai-je.

— Elle vivait à New York ces dernières années, m’expliqua Trudy Mailer. Elle a étudié la littérature à l’université Notre-Dame. Depuis toute petite, elle veut devenir écrivain. Elle a déjà publié des nouvelles, dont deux dans le New Yorker. Après ses études, elle a travaillé à la Revue des lettres new-yorkaises, mais elle s’est fait licencier en septembre.

— Pour quel motif ?

— Difficultés économiques apparemment. Les choses se sont enchaînées rapidement : elle a trouvé un emploi à l’Orphea Chronicle et elle a décidé de revenir vivre dans la région. Elle semblait contente de s’être éloignée de Manhattan et de retrouver un environnement plus calme.

Il y eut un moment de flottement. Puis, le père de Stephanie me dit :

— Capitaine Rosenberg, nous ne sommes pas du genre à déranger la police pour rien, croyez-moi. Nous n’aurions pas donné l’alerte si nous n’étions pas convaincus, ma femme et moi, qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. La police d’Orphea nous a bien fait comprendre qu’il n’y a aucun élément tangible. Mais, même quand elle faisait un aller-retour à New York dans la journée, Stephanie nous envoyait un message, ou nous appelait à son retour pour dire que tout s’était bien passé. Pourquoi envoyer un message à son rédacteur en chef et pas à ses parents ? Si elle n’avait pas voulu que l’on s’inquiète, elle nous aurait envoyé un message à nous aussi.

— À propos de New York, rebondis-je, pourquoi Stephanie se rend-elle si régulièrement à Manhattan ?

— Je ne disais pas qu’elle y allait souvent, précisa le père, je donnais juste un exemple.

— Non, elle s’y rend très souvent, dis-je. Souvent les mêmes jours et aux mêmes heures. Comme si elle avait un rendez-vous régulier. Que va-t-elle faire là-bas ?

De nouveau, les parents Mailer ne semblaient pas savoir de quoi je leur parlais. Trudy Mailer, comprenant qu’elle n’avait pas réussi à me convaincre complètement de la gravité de la situation, me demanda alors :

— Êtes-vous allé chez elle, capitaine Rosenberg ?

— Non, j’aurais aimé accéder à son appartement, mais la porte était fermée et je n’avais pas la clé.

— Voudriez-vous aller y jeter un coup d’œil maintenant ? Vous verrez peut-être quelque chose que nous n’avons pas vu.

J’acceptai dans le seul but de clore ce dossier. Un coup d’œil chez Stephanie achèverait de me convaincre que la police d’Orphea avait raison : il n’y avait aucun élément qui puisse faire penser à une disparition inquiétante. Stephanie pouvait aller à Los Angeles ou New York autant qu’elle le voulait. Quant à son travail à l’Orphea Chronicle, on pouvait parfaitement considérer qu’après son licenciement, elle avait saisi une opportunité en attendant mieux.