Je regrettai aussitôt ces paroles car il sauta sur l’occasion pour me proposer de venir à la rescousse.
— Tu as besoin d’aide ? Je suis déjà en voiture, j’arrive !
— Non, surtout pas !
— Je serai là dans deux heures. On passera la nuit à monter tes meubles et refaire le monde… Ce sera comme au bon vieux temps.
— Mark, je t’interdis de venir.
Je raccrochai et éteignis mon téléphone pour avoir la paix. Mais le lendemain matin, j’eus la mauvaise surprise de voir Mark débarquer chez moi.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je d’un ton désagréable en ouvrant la porte.
Il m’adressa un large sourire.
— Quel accueil chaleureux ! Je suis venu t’aider.
— Qui t’a donné mon adresse ?
— Ta mère.
— Oh, c’est pas vrai, je vais la tuer !
— Anna, elle rêve de nous revoir ensemble. Elle veut des petits-enfants !
— Au revoir, Mark.
Il retint la porte au moment où je la lui fermais au visage.
— Attends, Anna : laisse-moi au moins t’aider.
J’avais trop besoin d’un coup de main pour refuser. Et puis, il était là de toute façon. Il me fit son numéro d’homme parfait : il transporta des meubles, fixa des tableaux au mur et installa un lustre.
— Tu vas vivre toute seule ici ? finit-il par me demander entre deux coups de perceuse.
— Oui, Mark. C’est ici que commence ma nouvelle vie.
Le lundi suivant marqua mon premier jour au commissariat. Il était 8 heures du matin lorsque je me présentai au guichet d’accueil, en civil.
— C’est pour une plainte ? me demanda le policier sans lever le nez de son journal.
— Non, répondis-je. Je suis votre nouvelle collègue.
Il posa ses yeux sur moi, me sourit amicalement puis cria à la cantonade : « Les gars, la fille est là ! » Je vis apparaître une escouade de policiers qui m’observèrent comme un animal curieux. Le chef Gulliver s’avança et me tendit une main amicale : « Bienvenue, Anna. »
Je fus chaleureusement accueillie. Je saluai tour à tour mes nouveaux collègues, nous échangeâmes quelques mots, on m’offrit un café, on me posa beaucoup de questions. Quelqu’un s’écria joyeusement : « Les gars, je vais commencer à croire au Père Noël : un vieux flic rabougri part à la retraite et il est remplacé par une sublime jeunette ! » Ils éclatèrent tous de rire. Malheureusement, l’atmosphère bon enfant n’allait pas durer.
JESSE ROSENBERG
Vendredi 27 juin 2014
De bon matin, j’étais sur la route vers Orphea.
Je voulais impérativement comprendre ce qui s’était passé la veille dans l’appartement de Stephanie. Pour le chef Gulliver, il s’agissait d’un simple cambriolage. Je n’y croyais pas un instant. Mes collègues de la police scientifique étaient restés jusque tard dans la nuit pour essayer de relever des empreintes, mais ils n’avaient rien trouvé. Pour ma part, à en juger par la violence du coup reçu, je penchais fortement vers l’idée que l’agresseur était un homme.
Il fallait retrouver Stephanie. Je sentais que le temps pressait. Roulant à présent sur la route 17, j’accélérai sur la dernière ligne droite avant l’entrée de la ville, sans avoir enclenché ni mes gyrophares, ni ma sirène.
Ce n’est qu’au moment de dépasser le panneau routier marquant la limite d’Orphea que je remarquai la voiture de police banalisée dissimulée derrière et qui me prit immédiatement en chasse. Je me rangeai sur le bas-côté, et je vis dans mon rétroviseur une jolie jeune femme en uniforme sortir du véhicule et marcher vers moi. Je m’apprêtais à faire la connaissance de la première personne qui allait accepter de m’aider à démêler cette affaire : Anna Kanner.
Comme elle s’approchait de ma fenêtre ouverte, je brandis mon badge de policier en lui souriant.
— Capitaine Jesse Rosenberg, lut-elle sur ma carte d’identification. Une urgence ?
— Il me semble vous avoir vue hier brièvement sur Bendham Road. Je suis le flic qui s’est fait assommer.
— Chef-adjoint Anna Kanner, se présenta la jeune femme. Comment va votre tête, capitaine ?
— Ma tête va très bien, je vous remercie. Mais je vous avoue que je suis troublé par ce qui s’est passé dans cet appartement. Le chef Gulliver pense qu’il s’agit d’un cambriolage, je n’y crois pas un instant. Je me demande si je n’ai pas mis les pieds dans une drôle d’affaire.
— Gulliver est le dernier des idiots, me dit Anna. Parlez-moi plutôt de votre affaire, ça m’intéresse.
Je compris alors qu’Anna pourrait être une alliée précieuse à Orphea. J’allais découvrir par la suite qu’elle était de surcroît un flic hors pair. Je lui proposai alors :
— Anna, si tu me permets de te tutoyer, puis-je t’offrir un café ? Je vais tout te raconter.
Quelques minutes plus tard, à la table d’un petit diner tranquille du bord de la route, j’expliquai à Anna que tout avait commencé lorsque Stephanie Mailer était venue me trouver en début de semaine pour me parler d’une enquête qu’elle menait sur le quadruple meurtre d’Orphea de 1994.
— Qu’est-ce que c’est que le quadruple meurtre de 1994 ? demanda Anna.
— Le maire d’Orphea et sa famille ont été assassinés, expliquai-je. Ainsi qu’une passante qui faisait son jogging. Une vraie boucherie. C’était le soir de l’inauguration du festival de théâtre d’Orphea. Ça a surtout été la première grosse enquête que j’ai menée. À l’époque, mon coéquipier, Derek Scott, et moi avions résolu cette affaire. Mais voilà que lundi dernier, Stephanie est venue me dire qu’elle pensait que nous nous étions trompés : que l’enquête n’était pas bouclée et que nous avions fait erreur sur le coupable. Depuis, elle a disparu et son appartement a été visité hier.
Anna semblait très intriguée par mon récit. Après notre café, nous nous rendîmes donc tous les deux à l’appartement de Stephanie, fermé et mis sous scellés, dont les parents m’avaient laissé leur clé.
Les lieux avaient été complètement retournés, tout était en désordre. Le seul élément concret dont nous disposions était que la porte d’entrée de l’appartement n’avait pas été forcée.
Je dis à Anna :
— D’après les parents Mailer, le seul double était celui en leur possession. Cela signifie que la personne qui s’est introduite ici avait les clés de Stephanie.
Comme je lui avais mentionné plus tôt le message envoyé par Stephanie à Michael Bird, le rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle, Anna s’interrogea alors :
— Si quelqu’un a les clés de Stephanie, il a peut-être aussi son téléphone portable.
— Tu veux dire que ce ne serait pas elle qui a envoyé ce message ? Mais qui alors ?
— Quelqu’un qui voulait gagner du temps, suggéra-t-elle.
Je sortis de la poche arrière de mon pantalon l’enveloppe récupérée la veille dans la boîte aux lettres et la tendis à Anna.
— C’est le relevé de la carte de crédit de Stephanie, expliquai-je. Elle a effectué un voyage à Los Angeles au début du mois, et il faut encore déterminer de quoi il s’agit. D’après mes vérifications elle n’a pas repris l’avion depuis. Si elle est partie de son plein gré, c’est donc en voiture. J’ai émis un avis de recherche générale pour les plaques d’immatriculation : si elle est en route quelque part, les polices de l’autoroute vont la trouver rapidement.