Explique-moi pourtant: ceux du marais de boue,
ceux qu'emporte le vent et que la pluie afflige
et ceux qui, se heurtant, se disent des affronts [103],
pourquoi ne sont-ils pas punis comme ceux-ci,
dans la cité de feu, puisque Dieu les abhorre?
ou, s'il ne les hait pas, pourquoi sont-ils punis?»
Il répondit alors: «Je crois que ton esprit
divague encore plus qu'il ne fait d'habitude;
ou, sinon, rêve-t-il à quelque autre sujet?
As-tu donc oublié les mots dont se servait
ton manuel d'Éthique [104], en te représentant
les trois penchants que Dieu ne veut pas dans les hommes,
qui sont incontinence et malice et coupable
brutalité? et puis, que c'est l'incontinence
qui déplaît moins au Ciel et paraît moins blâmable?
Or, si tu regardais cette affirmation,
te rappelant aussi qui sont ceux qui là-bas
prennent leur châtiment au-delà de la porte,
tu verrais la raison qui les fait séparer
des félons d'ici-bas, et pourquoi la justice
les fustige d'en haut avec moins de courroux.»
«Lumière qui secours ma vue insuffisante,
tes explications sont un si grand plaisir,
que j'en aime mon doute autant que ton savoir.
Mais revenons, lui dis-je, et reprenons plus haut,
où tu dis que l'usure offensait elle aussi
la divine bonté: dissipe-moi ce doute.»
«Le philosophe prouve à celui qui comprend,
répondit-il alors, et dans plus d'un endroit,
que le commencement premier de la nature
est dans l'intelligence et dans l'œuvre de Dieu.
D'autre part, si tu lis plus à fond ta Physique,
tu pourras y trouver, presque sur le début,
que votre art reproduit tant qu'il peut la nature,
comme un disciple imite et suit les pas du maître,
en sorte que votre art est petit-fils de Dieu.
Et si tu sais comment la Genèse commence [105],
c'est par ces deux moyens que tous les hommes doivent
chercher leur nourriture et se faire un chemin.
Cependant l'usurier, qui poursuit d'autres buts,
méprise la nature en même temps que l'art,
du fait qu'il place ailleurs tout son espoir du gain.
Et maintenant, suis-moi, nous devons repartir.
Regarde, à l'horizon frétillent les Poissons [106];
déjà l'Ourse se couche au-dessus du Ponant,
et, pour pouvoir descendre, il faut aller plus loin.»
CHANT XII
L'endroit que nous cherchions pour descendre la côte
était, grâce à celui qui surveillait l'entrée,
si hideux, qu'il vaut mieux ne jamais l'avoir vu.
Comme l'éboulement qui, du côté de Trente,
s'est jadis effondré dans le lit de l'Adige,
soit par l'effet des eaux ou de quelque secousse,
en sorte qu'en partant du haut de la montagne
les rochers disloqués s'étalent jusqu'en bas,
ménageant un passage à travers leur ruine [107],
ainsi l'on descendait vers le fond de ce gouffre;
et sur le bord pointu de la roche effondrée
on voyait affalé le déshonneur de Crète
qui fut jadis conçu dans une fausse vache [108].
Aussitôt qu'il nous vit, il mordit dans ses mains,
comme ceux qu'au-dedans dévore la colère.
Mon sage guide alors lui cria: «Par hasard
crois-tu que c'est toujours le même duc d'Athènes
qui là-haut, dans le monde, a mis fin à tes jours? [109]
Retire-toi de là! Celui-ci ne vient pas,
comme l'autre, jadis, renseigné par ta sœur,
mais seulement pour voir et connaître vos peines.»
Comme enrage un taureau qui brise ses attaches,
à l'instant où l'atteint le coup dont il mourra
et, sans pouvoir courir, se trémousse et bondit,
je voyais faire ainsi des bonds au Minotaure;
et l'autre me cria prestement: «Passe vite!
Il faut te faufiler, profitant de sa rage!»
Je descendis alors dans le ravin rempli
de cailloux qui souvent se déplaçaient sous moi,
étonnés de sentir passer ce poids nouveau.
Je marchais en silence; et il me dit: «Tu penses
sans doute à cet endroit, gardé par la fureur
du monstre que je viens d'obliger à se taire?
Il te faut donc savoir que la dernière fois
où je passai par là, vers le bas de l'Enfer,
la brèche de ce roc était encor fermée.
Mais, si je me souviens, c'était un peu plus tard
que devait arriver Celui qui prit à Dite
tout l'énorme butin du premier de ces cercles [110].
L'immense abîme alors trembla sur ses assises,
de toutes parts, si fort que je crus que le monde
ressentait cet amour qui, selon ce qu'on dit,
changea plus d'une fois l'univers en chaos [111]:
ce fut sans doute alors que cette vieille roche
s'est effondrée, ici comme dans d'autres points.
Regarde maintenant en bas: nous approchons
du fleuve aux flots de sang où sont punis tous ceux
qui contre leur prochain usent de violence.» [112]
Aveugle convoitise et toi, coupable rage
qui nous piques si fort pendant nos brèves vies,
combien tu coûtes cher dans la vie éternelle!
Je vis un grand fossé, comme un arc rebondi
qui semble dessiner un cercle tout entier,
comme venait d'ailleurs de l'expliquer mon guide.
Je vis entre la fosse et le pied de la côte
des centaures trotter, armés d'arcs et de flèches,
tels qu'ils allaient chasser lorsqu'ils étaient au monde.
En nous voyant descendre, ils restèrent sur place,
et bientôt trois d'entre eux sortirent de leurs rangs,
en préparant déjà leurs cordes et leurs arcs.
L'un d'eux cria de loin vers nous: «À quel supplice
venez-vous ici, vous, qui descendez la côte?
Répondez sans bouger, sinon, je vais tirer!»
Mon maître répondit: «Nous allons rendre compte
de tout ce qu'il faudra, quand nous verrons Chiron.
Je vois que ta colère est loin de s'émousser.»
Puis il me fit du coude en disant: «C'est Nessus,
que fit mourir d'amour la belle Déjanire,
et qui sut, malgré tout, venger tout seul sa mort.
Et l'autre qui contemple, au milieu, son poitrail,
est l'illustre Chiron, le professeur d'Achille;
le troisième est Pholus, connu par ses colères [113].
Ils s'en vont par milliers autour de ce fossé
et criblent de leurs traits les âmes qui se lèvent
du sang, un peu plus haut qu'il ne sied à leur crime.»
Nous parvînmes auprès de ces rapides bêtes.
Chiron prit une flèche, et avec son encoche
qui lui servait de peigne, il se grattait la barbe;
Puis, ayant mis enfin à nu l'énorme bouche,
il dit aux compagnons: «Avez-vous remarqué
que le dernier des deux fait bouger ce qu'il touche?