Les pieds des morts font-ils autant de bruit que lui?»
Mais mon guide arrivait tout près de leurs poitrails,
où leur double nature est confondue, et dit:
«C'est un homme vivant, en effet; et il faut
que je le guide, seul, dans la sombre vallée: nécessité l'oblige, et non pas son plaisir.
Quelqu'un [114] interrompit l'alléluia d'en haut
pour venir me commettre à cet étrange office;
et nous ne sommes pas voleurs, ni lui ni moi [115].
Au nom de ce pouvoir qui m'oblige à porter
mes pas sur d'aussi durs et sauvages sentiers,
donne-nous l'un des tiens, qui nous puisse conduire,
qui nous montre l'endroit où l'on franchit le gué,
et qui puisse emporter celui-ci sur sa croupe,
car il n'est pas esprit, pour voler dans les airs.»
À ce discours, Chiron se tourna sur sa droite
pour parler à Nessus: «Va les accompagner;
si quelqu'un vous rencontre, empêche-le de nuire!»
Nous partîmes, suivis de la fidèle escorte,
et longeâmes le bord de ce bouillon vermeil
où cuisaient les esprits, poussant des cris affreux.
De leur nombre, certains plongeaient jusqu'au sourcil,
et le centaure dit: «Ce sont de vils tyrans,
Qui n'ont jamais eu soif que de sang et conquêtes.
C'est ici qu'on punit leurs trop sanglants méfaits;
regardez Alexandre et le cruel Denis
que la Sicile avait si longuement souffert [116].
Cette crinière noire où se cache une tête
est celle d'Ezzelin; et l'autre tête blonde
est celle d'Obizzon d'Esté, que mit à mort
un enfant naturel indigne de ce nom.» [117]
Comme je me tournais vers le poète, il dit:
«Qu'il soit premier ici, je lui cède la place!»
À quelques pas de là s'arrêta le centaure,
près de quelques esprits qui, plongés jusqu'au cou,
semblaient vouloir sortir de ce bouillonnement.
Dans un coin, à l'écart, il nous fit voir une ombre,
nous disant: «Celui-ci perça devant l'autel
le cœur que l'on vénère aux bords de la Tamise.» [118]
Bien d'autres, au-delà, sortaient des flots de sang,
dressant toute la tête, et d'autres tout le buste;
et quelques-uns d'entre eux n'étaient point inconnus.
Le sang semblait pourtant décroître en profondeur,
s'abaissant jusqu'au point de ne cuire qu'aux pieds;
et c'est à cet endroit que nous l'avons franchi.
«Tout comme tu le vois baisser de ce côté,
diminuant toujours ses ondes écumantes,
dit encor le centaure, il est bon de savoir
que de l'autre côté sa profondeur augmente
et s'accroît toujours plus, jusqu'à ce qu'il arrive
à l'endroit où Dieu veut que les tyrans gémissent.
C'est là que la justice à tout jamais punit
cet Attila qui fut le fléau de la terre
et Pyrrhus et Sextus [119], et fait jaillir sans cesse
les larmes que produit ce même châtiment
à Renier de Comète et à Renier Pazzo [120],
qui troublèrent si fort la paix des grands chemins.»
Puis, en se retournant, il nous passa le gué.
CHANT XIII
Nessus n'eut pas le temps d'atteindre l'autre rive,
que déjà nous entrions dans un grand bois épais,
où l'on n'apercevait nulle trace de pas [121].
Son feuillage semblait d'un vert plutôt noirâtre;
et ses rameaux rugueux et noueux et tordus
portaient, au lieu de fruits, des ronces vénéneuses.
De Cécine à Comète [122], un animal sauvage
qui s'éloigne le plus des endroits habités
n'a pas, pour s'abriter, de plus épais fourré.
C'est là que font leur nid les immondes Harpies
que les Troyens jadis chassèrent des Strophades,
quand les malheurs futurs perçaient dans les présages [123].
Elles ont l'aile large, et le cou et la tête
humains, les pieds griffus et le ventre d'oiseau,
et poussent de grands cris sur ces arbres étranges.
Le bon maître me dit: «Avant d'aller plus loin,
sache que nous entrons au deuxième giron
et (me dit-il encor) que nous y resterons
jusqu'à mettre le pied sur les horribles sables [124].
Regarde, en attendant, et tu verras des choses
que tu ne croirais pas, si je te les disais.»
On entendait monter de toutes parts des plaintes;
pourtant, je ne voyais personne autour de nous,
et j'arrêtai mes pas, assez déconcerté.
Je crois qu'il avait cru que je croyais sans doute
que tant de tristes voix qui sortaient de ces troncs
venaient de quelques gens qui se cachaient de nous,
car il finit par dire: «Il suffit de casser
une branche quelconque de n'importe quel arbre,
pour mieux te rendre compte à quel point tu te trompes.»
Lors je tendis un bras pour en faire l'essai
et je pris un rameau d'un énorme sorbier.
«Pourquoi me fais-tu mal?» cria soudain le tronc.
Je vis presque aussitôt couler un sang noirâtre
et il continuait: «Pourquoi me déchirer?
Ton cœur serait-il donc à ce point endurci?
Nous fûmes des humains, qui sommes des chicots,
et ta main aurait dû se montrer plus clémente,
même si nous étions des âmes de serpents!»
Comme un tison trop vert qui se met à brûler
par l'un de ses deux bouts, tandis que l'autre suinte,
sifflant et gémissant avec l'air qui s'enfuit,
par la fente du bois tels jaillissaient ensemble
le sang avec les mots; et je laissai tomber
la branche de ma main, en reculant d'horreur.
Mon sage guide alors lui dit: «Âme blessée,
s'il avait pu me croire avant de l'éprouver,
sur ce qu'il vient de voir, en lisant mon poème [125],
il n'aurait pas porté sa main ainsi sur toi;
c'était pourtant si dur à croire, que j'ai dû
moi-même l'y pousser, ce dont je suis navré.
Mais dis-lui qui tu fus, afin que, par manière
de réparation, il rappelle ton nom
au monde, car il a le droit d'y remonter.»
«Tu me flattes, lui dit le tronc, par des discours
si doux, que je ne puis me taire; souffre donc
que je perde un instant à vous entretenir.
Je suis celui qui tint autrefois les deux clefs
du cœur de Frédéric [126], l'ouvrant et le fermant;
et je le manœuvrais avec tant de douceur,
que j'éloignais de lui toute autre confiance;
et je fus si fidèle au glorieux office,
que j'en avais perdu la paix et la santé.
Mais l'infâme putain qui surveille sans cesse
le palais de César de son regard vénal,
la mort commune à tous et le vice des cours,