du poème premier, qui parle des damnés.
Je m'étais bien placé, pour mieux examiner
ce que l'on pouvait voir du fond de ce fossé [192]
qui semblait submergé sous des larmes d'angoisse.
Je vis donc un vallon comme un cercle, où des gens
cheminaient en pleurant silencieusement,
du pas dont parmi nous vont les processions.
Et comme mon regard tombait sur eux à pic,
je vis dans chacun d'eux un changement étrange
à partir du menton jusqu'au bas de leur tronc.
Ils tournaient le regard du côté de leur dos
et, voulant avancer, marchaient à reculons,
puisqu'ils n'auraient pas pu regarder devant eux.
Peut-être sous le coup d'une paralysie
quelqu'un aura pu voir des corps aussi tordus,
mais je ne le crois pas et n'en ai jamais vu.
Lecteur, si Dieu permet que tu tires profit
de ta lecture, pense, en jugeant par toi-même,
si je devais avoir des larmes plein les yeux,
au spectacle voisin de notre propre image
contrefaite à ce point, que les ruisseaux de larmes
qui tombaient de leurs yeux allaient mouiller leurs fesses.
je pleurais avec eux, debout sur un saillant
de ce rude rocher, ce qui fit que mon guide
nie dit: «N'étais-tu donc qu'un sot comme les autres?
Car c'est pitié pour eux, que de n'en pas avoir;
c'est un trop grand péché, que de s'apitoyer
sur ceux qu'a condamnés la justice de Dieu.
Lève, lève la tête et vois celui pour qui,
sous les yeux des Thébains, la terre s'est ouverte,
pendant qu'ils criaient tous: «Où descends-tu si vite?
Oh! Amphiaraùs, laisses-tu la bataille?» [193]
Mais il ne cessa pas de rouler jusqu'au fond,
chez Minos, dont aucun n'évite la sentence.
Vois-le: de son épaule il a fait sa poitrine
et, pour avoir voulu voir trop loin en avant,
il regarde en arrière et marche à reculons.
Voici Tirésias, qui changea de nature
et qui, mâle d'abord, devint une femelle,
transformant tour à tour ses membres et organes;
tu sais qu'il dut frapper une seconde fois
les deux serpents noués, du bout de son bâton,
avant de retrouver son visage de mâle. [194]
Aruns le suit [195], collant le dos à son nombriclass="underline"
dans les monts de Luni, dont les gens de Carrare,
habitants de ses vaux, défrichent la forêt,
parmi les marbres blancs il avait une grotte
dont il fit sa demeure et d'où ses yeux pouvaient
observer librement la mer et les étoiles.
Et celle qui là-bas recouvre ses deux seins
que tu ne peux pas voir, les cachant sous ses nattes,
et dont l'endroit poilu maintenant est envers,
est Manto, qui passa par des pays sans nombre,
pour s'arrêter enfin au lieu qui m'a vu naître [196];
c'est pourquoi j'aimerais raconter son histoire.
Après la fin des jours de son père caduc,
la cité de Bacchus tombant dans l'esclavage,
celle-ci dut errer longuement dans le monde.
Un lac se trouve en haut de la belle Italie,
appelé Benaco [197], près de cette montagne
qui finit l'Allemagne en marge du Tyrol.
Le mont Pennin s'y voit baigner par mille sources
qui coulent entre Garde et Valcamonica
et qui viennent mourir dans les eaux de ce lac.
Il existe en son centre un point [198] où les évêques
de Trente et de Brescia et celui de Vérone
pourraient également bénir, s'ils y venaient.
L'aimable Peschiera, qui forme un beau rempart
du côté de Bergame ainsi que de Brescia,
en occupe l'endroit où la rive est plus basse.
C'est là que s'accumule une nappe importante
que le bassin du lac ne peut plus contenir,
et débouche en cours d'eau qui s'en va par les prés.
Dès le premier moment où l'eau devient courante,
on ne l'appelle plus Benaco, mais Mincio,
et devant Governol elle rejoint le Pô.
Auparavant, son cours traverse une campagne
où son eau s'alanguit et forme un marécage
que les longs mois d'été rendent souvent malsain.
Passant par cet endroit, cette vierge farouche
vit un îlot de terre au milieu du marais,
sans trace d'habitants et tout à fait inculte.
Elle y resta, fuyant le commerce des hommes,
avec les serviteurs qui l'aidaient dans ses charmes:
c'est là qu'elle vécut et perdit sa dépouille.
Les gens éparpillés sur les terres voisines
se sont fait un abri de cette place forte,
à cause du marais qui la ceint de partout.
Ils fondèrent la ville au-dessus de ses os;
et comme elle a choisi cet endroit la première,
sans plus tirer au sort [199], on l'appela Mantoue.
Ses premiers habitants étaient bien plus nombreux
avant Casalodi, qui, par sa balourdise,
devint de Pinamont la victime facile [200].
Or bien, tu dois savoir, si quelqu'un te raconte
de quelque autre façon l'histoire de ma ville,
distinguer clairement mensonge et vérité.»
«Ô maître, dis-je alors, ta raison est si claire,
quand je t'entends parler, qu'elle embrase ma foi,
et ce qu'en dit un autre est un tison éteint.
Mais dis-moi maintenant, qui sont les gens qui passent?
N'ont-ils pas avec eux des hommes de mérite?
car mon attention ne s'occupe que d'eux.»
Il répondit alors: «Celui-là, dont la barbe
retombe du menton sur ses noires épaules,
fut augure en ce temps où la Grèce, vidée
de mâles, n'en voyait si ce n'est au berceau;
il fut, avec Chalcas, celui qui désigna,
en Aulide, l'instant de couper les amarres.
Eurypyle est son nom; ma grande tragédie
fait aussi mention en quelque endroit de lui [201]:
tu dois t'en souvenir, puisque tu la sais toute.
Et cet autre, plus loin, dont les flancs sont si grêles,
est Michel Scott, quelqu'un qui semble avoir connu
vraiment les jeux trompeurs de la sorcellerie [202].
Voici Gui Bonatti, et Asdent près de lui [203],
qui donnerait bien cher – mais il y pense tard -
pour n'avoir fabriqué, là-haut que des savates.
Ces malheureuses-ci abandonnaient l'aiguille,
la laine et la navette, et lisaient l'avenir
ou faisaient quelque philtre ou bien des sortilèges.
Mais partons; car déjà Caïn et ses épines
se trouvent sur le bord, entre deux hémisphères,
et touchent l'océan au-dessous de Séville.
Pendant la nuit d'hier c'était la pleine lune.
Tu n'as pas oublié, car dans ce bois touffu
elle te fut utile à plus d'une reprise.»
C'est ainsi qu'il parlait, pendant que nous marchions.