et ne fit qu'augmenter ma hâte d'obéir.
Je suis venu vers toi, comme elle me l'a dit,
et je t'ai délivré de la bête qui garde
le chemin le plus court de la belle montagne.
Que te faut-il encore? et pourquoi t'arrêter?
Pourquoi de lâcheté nourrir toujours ton cœur?
Et pourquoi n'es-tu pas confiant et hardi,
si tu sais que là-haut, ces trois si saintes femmes
au tribunal du ciel intercèdent pour toi
et qu'ici mon récit te promet tant de bien?»
Comme les fleurs des champs, que la fraîcheur nocturne
penche à terre et flétrit, dressent soudain la tête
quand le soleil les dore, et s'ouvrent aux rayons,
tel je repris alors mes forces presque éteintes
et sentis revenir mon courage, si bien
que je lui dis, rempli d'une belle assurance:
«Combien celle qui m'aime est bonne et généreuse!
Combien tu fus courtois, toi qui courus si vite
pour obéir aux lois qu'elle t'avait dictées!
Tu réveilles en moi, par tes bonnes paroles,
un si puissant désir de partir avec toi,
que je reviens de suite à mon premier dessein.
Partons donc: nous voulons, les deux, la même chose.
Toi, tu seras le chef et le guide et le maître.»
Et sur ce, reprenant la marche interrompue,
j'entrai dans le pénible et sauvage chemin.
CHANT III
«Par moi, vous pénétrez dans la cité des peines;
par moi, vous pénétrez dans la douleur sans fin;
par moi, vous pénétrez parmi la gent perdue.
La justice guidait la main de mon auteur [28];
le pouvoir souverain m'a fait venir au monde,
la suprême sagesse et le premier amour [29].
Nul autre objet créé n'existait avant moi,
à part les éternels [30]; et je suis éternelle [31].
Vous, qui devez entrer, abandonnez l'espoir.»
Je vis ces mots, tracés d'une couleur obscure,
écrits sur le fronton d'une porte, et je dis:
«Maître, leur sens paraît terrible et difficile.»
Il répondit alors comme doit faire un sage:
«Il te faut maintenant oublier tous les doutes,
car ce n'est pas ici qu'un lâche peut entrer.
Nous sommes arrivés à l'endroit où j'ai dit
que tu rencontreras des hommes dont la peine
est de perdre à jamais le bien de l'intellect.» [32]
Ensuite il vint me prendre une main dans les siennes,
et me rendit courage avec un doux sourire,
me faisant pénétrer au sein de ce mystère.
Là, des pleurs, des soupirs, des lamentations
résonnent de partout dans l'air privé d'étoiles,
si bien qu'avant d'entrer j'en eus le cœur serré.
Des langages confus et des discours horribles,
les mots de la douleur, l'accent de la colère,
les complaintes, les cris, les claquements des mains
y font une clameur qui sans cesse tournoie
au sein de cette nuit à tout jamais obscure,
pareille aux tourbillons des tourmentes de sable.
Et moi, de qui l'horreur ceignait déjà les tempes:
«Ô maître, dis-je alors, qu'est-ce que l'on entend?
Qui sont ces gens, plongés si fort dans la douleur?»
«C'est là, répondit-il, la triste destinée
qui guette les esprits de tous les malheureux
dont la vie a coulé sans blâme et sans louange. [33]
Ils demeurent ici, mêlés au chœur mauvais
des anges qui, jadis, ne furent ni rebelles
ni fidèles à Dieu, mais n'aimèrent qu'eux-mêmes.
Le Ciel n'a pas admis d'en ternir sa beauté,
et l'Enfer à son tour leur refuse l'entrée,
car les autres damnés s'en feraient une gloire.»
«Maître, repris-je encor, quelle raison les fait
se lamenter si fort et geindre ainsi sans cesse?»
«Je te l'expliquerai, dit-il, en peu de mots.
Ceux-ci ne peuvent plus attendre une autre mort;
et leur vile existence est à ce point abjecte,
qu'ils auraient mieux aimé n'importe quel destin.
Le monde ne veut pas garder leur souvenir,
la Pitié les dédaigne, ainsi que la Justice.
C'est assez parlé d'eux: jette un regard et passe!»
En arrivant plus près, je vis une bannière
qui tournait tout en rond, et qui courait si vite
qu'elle semblait haïr tout espoir de repos.
Derrière elle venait une si longue file
de coureurs83, que je n'eusse imaginé jamais
que la mort en pouvait faucher un si grand nombre.
Je reconnus certains des esprits de la ronde,
les ayant observés, et l'ombre de celui
qui fit par lâcheté le grand renoncement [34].
Et ce ne fut qu'alors que je sus clairement
que j'avais devant moi la foule des indignes
que le démon et Dieu repoussent à la fois.
Ces gens, qui n'ont jamais vécu réellement,
étaient tout à fait nus, pour mieux être piqués
des guêpes et des taons qu'on voyait accourir.
Leur visage baignait dans des ruisseaux de sang
qui se mêlaient aux pleurs et tombaient à leurs pieds,
alimentant au sol une hideuse vermine.
Ensuite, ayant porté mon regard au-delà,
j'aperçus une foule au bord d'un grand cours d'eau.
«Maître, lui dis-je alors, voudrais-tu m'expliquer
qui sont ceux de là-bas? Quelle loi les oblige
a se presser ainsi, pour chercher un passage,
si dans l'obscurité mes yeux voient assez clair?»
Il me dit seulement: «Tu le verras toi-même,
puisque notre chemin nous mènera tout droit
sur le rivage affreux du funeste Achéron.»
J'en eus si honte alors, que je baissai les yeux,
craignant que mon discours ne lui fût importun,
et je ne dis plus mot jusqu'aux berges du fleuve.
Là, je vis s'avancer vers nous, dans un esquif,
un vieillard aux cheveux aussi blancs que la neige,
qui criait: «Gare à vous, pervers esprits damnés!
Perdez dorénavant l'espoir de voir le Ciel!
Je viens pour vous mener là-bas, sur l'autre rive,
dans l'éternelle nuit, les flammes ou le gel.
Et toi, qu'attends-tu donc, âme vivante, ici?
Éloigne-toi, dit-il, des autres qui sont morts!»
Et s'étant aperçu que j'attendais toujours,
il dit: «Par d'autres ports et par d'autres chemins
tu pourras traverser, mais non par celui-ci,
car il faut pour ton corps une nef plus légère.»
«Ne te courrouce point, Caron, lui dit mon guide.
On veut qu'il soit ainsi, dans l'endroit où l'on peut
ce que l'on veut: pourquoi demander davantage?»
Le silence revint sur la bouche aux poils blancs
de ce vieux nautonier du livide marais,
aux deux yeux paraissant deux bouches de fournaise.
Pourtant les esprits nus et recrus de fatigue
changèrent de visage et claquèrent des dents,
dès qu'il eut prononcé son barbare discours.
Ils commencèrent tous à maudire le Ciel,
l'engeance des humains, le lieu, le jour et l'heure