Выбрать главу

«Et toi, qui donc es-tu, qui viens dans l'Anténore,

dit-il, heurter au nez ton prochain, aussi fort

que tu l'aurais pu faire étant encor vivant?»

«Je le suis, en effet, lui répondis-je alors;

et si jamais tu veux le renom, il se peut

que j'ajoute ton nom à ceux que j'ai notés.»

«Le contraire serait préférable, dit-il.

Va-t'en d'ici! Finis de m'ennuyer ainsi,

car tu sais mal flatter les gens de ce marais!»

J'empoignai les cheveux qui flottaient sur sa nuque

et je lui dis: «Il faut que tu dises ton nom,

ou bien tu resteras sans cheveux sur le crâne!»

«C'est en vain, me dit-il; tu peux les arracher,

je ne montrerai pas ni dirai qui je suis,

quand tu me donnerais mille coups sur la tête.»

J'avais autour des doigts enroulé ses cheveux

et j'en avais déjà tiré plus d'une mèche,

pendant qu'il aboyait, tenant la tête basse,

lorsqu'un autre cria: «Qu'as-tu donc, dis, Bocca? [310]

Ne te suffit-il pas de claquer des mâchoires?

Aboyer maintenant? Mais quel diable te pique?»

«Or bien, lui dis-je alors, tu peux, traître maudit,

te taire désormais, puisque, pour ton opprobre,

je sais ce qu'il faudra que je dise de toi.»

«Va-t'en! répondit-il; dis tout ce qui te plaît;

mais, si tu sors d'ici, rappelle aussi le nom

de cet autre, au caquet si prompt à dénoncer.

Il pleure ici l'argent qu'il reçut des Français.

Tu pourras raconter: «J'ai vu là-bas Duera [311],

au site où des pécheurs on faisait des conserves.»

Et si l'on veut savoir qui s'y trouvait encore,

tu vois tout près de toi celui de Beccheria,

de qui les Florentins coupèrent la gorgère [312];

et je crois que plus loin tu pourras voir Gianni

de Soldanieri, Ganelon, Tebaldel

qui rendit Faenza lorsque tout y dormait.» [313]

Déjà nous nous étions éloignés de ce lieu,

quand je vis deux gelés terrés dans une niche,

le chef de l'un servant à l'autre de coiffure.

Et comme on mord le pain lorsque la faim nous presse,

tel celui du dessus plantait les dents dans l'autre,

au point qui réunit la cervelle à la moelle [314].

Tydée, en sa fureur, ne rongeait pas les tempes

de Ménalippe mort [315], avec plus de fureur

qu'il ne rongeait ce crâne et ce qu'il y trouvait.

«Ô toi, lui dis-je alors, dont l'immonde conduite

laisse voir tant de haine envers ce que tu ronges,

fais-moi savoir pourquoi; je m'engage, en échange,

si c'est avec raison que tu te plains de lui,

et sachant qui tu fus et quelle était sa faute,

à m'acquitter là-haut, dans le monde, envers toi,

si la langue qui dit ne sèche pas avant.»

CHANT XXXIII

Ce pécheur souleva du sinistre repas

sa bouche, en l'essuyant sur les cheveux du crâne

qu'il avait fortement entamé par-derrière,

et puis il commença: «Tu veux que je ravive

une immense douleur, qui m'oppresse le cœur

sitôt qu'il m'en souvient, sans que j'aie à le dire [316].

Pourtant, si mon récit doit être la semence

qui germe l'infamie au traître que je ronge,

tu me verras parler et pleurer à la fois.

Je ne sais pas ton nom, ni de quelle manière

tu descendis ici; mais, l'ayant écouté,

je crois avoir compris que tu viens de Florence.

Tu sauras que mon nom est Ugolin, le comte;

celui-ci s'appelait Ruggieri, l'archevêque [317]:

voici pourquoi je suis le voisin que tu vois.

Comment, par un effet de ses desseins perfides,

trompant ma confiance, il me fit prisonnier

et puis me mit à mort, je n'ai plus à le dire.

Mais ce que tu ne pus apprendre de personne,

c'est-à-dire à quel point ma mort fut odieuse,

écoute, et tu sauras s'il m'a bien fait souffrir.

Un tout petit pertuis dans cet étroit cachot

qu'on nomme de la Faim depuis que j'y passai

et où d'autres encor devront être enfermés,

m'avait déjà montré, par sa brève ouverture,

plus d'un mois s'écouler, lorsqu'un horrible songe

vint soulever pour moi les voiles du futur.

Je voyais celui-ci, comme seigneur et maître,

donner la chasse au loup et à ses louveteaux

sur les pentes du mont qui cache Lucque à Pise.

Avec des chiens dressés, aussi maigres que lestes,

il avait fait placer dans la première file

le corps des Gualandi, Lanfranc et Sismondi [318]

La chasse a peu duré, car le père et les fils

se fatiguèrent vite; et il me semblait voir

déjà les crocs pointus qui leur ouvraient le flanc.

Me réveillant de suite, avant qu'il fût demain,

j'entendis mes enfants, prisonniers avec moi,

pleurer dans leur sommeil et demander du pain.

Ah! ton cœur est bien dur, si le triste présage

qui vint s'offrir au mien ne peut pas t'émouvoir:

si tu n'en pleures pas, quand donc as-tu pleuré?

Ils s'étaient réveillés, et l'heure s'approchait

où l'on nous apportait d'habitude à manger;

nos rêves cependant nous remplissaient d'angoisse.

J'entendis tout à coup clouer en bas la porte

de cette horrible tour; alors je regardai

mes enfants dans les yeux, sans pouvoir dire un mot.

Mon cœur s'était raidi; je ne pus pas pleurer;

eux, ils pleuraient tout bas, et mon petit Anselme

me dit: «Père, qu'as-tu? Comme tu nous regardes!»

Je restai sans parler, sans une seule larme,

tout le long de ce jour et de la nuit suivante,

jusqu'au nouveau soleil qui revint sur le monde.

Lorsqu'un faible rayon eut enfin pénétré

Sans la triste prison, je ne pus contempler

dans leurs quatre regards, sinon ma propre angoisse.

De rage et de douleur, je me mordis les poings;

mais eux, pensant alors que c'était par besoin

de manger, tout de suite ils se mirent debout

et dirent: «Le tourment, père, si tu nous manges,

serait moindre pour nous; c'est toi qui revêtis

nos pauvres corps de chair, tu peux les dépouiller.»

Alors je m'apaisai, pour ne plus les peiner.

Nous restâmes muets les deux jours qui suivirent.

Que ne t'ouvrais-tu pas, ô terre impitoyable!

Quand le quatrième jour nous montra sa lumière,

Gaddo tomba soudain à mes pieds étendu.

«Ô père, criait-il, tu ne veux pas m'aider?»

Et il mourut ensuite; et comme tu me vois,

j'ai vu les autres trois tomber l'un après l'autre,

la cinquième journée et la suivante; et moi,

aveugle, je cherchais leurs corps en tâtonnant,

et je les appelais deux jours après leur mort;

mais c'est la faim qui fut plus forte que la peine.» [319]