[6] La nuit est ici symbole de l'état de péché.
[7] Ce passage, qui n'est que la forêt sombre, ne permet pas à l'homme d'y rester, c'est-à-dire de vivre dans la vie de perdition, et de se sauver en même temps, c'est-à-dire de vivre dans la vie éternelle. C'est là l'opinion la plus courante parmi les commentateurs. Une autre opinion résout de façon différente l'expression quelque peu ambiguë du poète, en interprétant: «Le sinistre passage que nul homme vivant ne saurait éviter»; le sens serait que tous les mortels sont soumis au péché, et que la vie passe par lui, inévitablement – mais l'interprétation semble forcée. Cf. Antonio Pagliari, Studi letterari, Miscellanea in onore ai Emilio Santini, Palerme 1956, pp. 101-111. Une troisième interprétation semble possible. Le poète vient de sortir de la forêt sombre, qui prend fin sur la «plage déserte», au pied de la colline. En se retournant pour regarder le chemin parcouru, il considère le passage, qui n'est peut-être pas la forêt elle-même, mais le sentier difficile qui lui a permis je sortir de cette forêt. Dans ce cas, il veut dire peut-être qu'il regarde le passage qu'il a franchi vivant, lui, mais que nul autre n'avait franchi auparavant: ce qui indiquerait déjà qu'il s'est engagé dans le chemin de l'au-delà, et qu'il voyage avec son corps dans un paysage qui n'est pas fait pour les hommes – idée que l'on retrouve souvent dans son poème.
[8] C'est ici l'un des vers les plus discutés du poème. Pour Boccace, il s'agit de «la manière accoutumée de ceux qui montent, qui s'arrêtent souvent davantage sur le pied qui reste plus bas». Il existe une sorte de petite guerre entre les commentateurs qui pensent que le poète était en train de monter (Scartazzini, D'Ovidio) et ceux qui croient que cette image traduit les mouvements de celui qui avance sur un plan horizontal (Giovanni Agnelli, Giornale dantesco, 1926); sans parler de Luigi Valli, pour qui «le pied ferme» signifie «le bon pied». Ce qui fait l'embarras des critiques dans l'explication de ce détail, qui n'est pas sans avoir une certaine transcendance, c'est que l'on y cherche une image réaliste de la marche; mais c'est une chose connue, que les écrivains anciens se font du mouvement des images le plus souvent fausses, et qu'il serait vain de traduire en attitudes réelles: le commentaire de Boccace en est un témoignage. D'autre part, en s'acharnant sur l'interprétation photographique de ce mouvement, les commentateurs ont perdu de vue son sens allégorique, dont personne ne parle. Sans trop insister sur l'arbitraire de cette image interprétée au pied de la lettre, il convient de signaler qu'elle a sans doute un sens allégorique: le poète s'engage dans la voie du salut, mais d'un pas mal assuré, et son pied qui avance tâte le terrain, tandis que le pied ferme le retient en arrière: il y a dans sa démarche une double tendance, celle de se dégager des tentations qu'il laisse derrière lui, et qu'il abandonne difficilement, et celle qui le retient et le rappelle – le pied ferme qui alourdit sa démarche, cependant que le pied mal assuré voudrait fuir. Dante aspire donc à fuir le péché, mais il ne le fuit pas de toutes ses forces: la preuve en est dans les trois bêtes qui surgiront tout de suite, et dont la présence prouve qu'il n'est pas encore en état de marcher et de s'éloigner du sinistre vallon par ses seuls moyens de pécheur.
[9] Les trois bêtes qui sortent au-devant du poète, pour lui couper la route du salut, représentent les trois vices qu'il craint le plus: la luxure (le guépard), l'orgueil (le lion) et la soif d'argent (la louve). Ce symbolisme, très généralement adopté par les commentateurs, est probablement emprunté à Hugues de Saint-Cher; cf. G. Busnelli, Il simbolo delle tre fiere dantesche, Rome 1909. Il est à supposer que l'allégorie a une signification personnelle: le poète reconnaît que ce sont là des vices dont il se sait contaminé, indépendamment de l'application universelle qu'il convient d'en faire. Selon d'autres commentateurs (Flamini), les trois bêtes représenteraient, plus généralement, la méchanceté, la violence et l'incontinence. Il nous semble cependant qu'il ne serait pas sans intérêt de revenir à l'ancien parallélisme, déjà signalé par Boccace, et selon lequel les trois bêtes seraient les trois ennemis universellement reconnus au Moyen Age, Caro, Mundus et Demonius, la Chair, le Monde et le Diable. S'il en est ainsi, il ne s'agit plus de trois vices seulement, mais des trois sources des vices. D'autre part, l'allégorie personnelle apparaît ainsi comme plus plausible: Dante peut s'accuser lui-même d'être sujet aux trois tentations de tous les hommes; mais on s'explique moins qu'accusé à Florence de concussion et de prévarication, Dante admette lui-même qu'il s'est laissé dominer par la soif de l'argent.
[10] On pensait au Moyen Age que le monde avait été créé par Dieu au printemps, sous la constellation du Bélier. On estime que le voyage de Dante commence le yendredi-Saint 25 mars 1300, qui est la date qu'il semble indiquer ici et plus loin, Enfer, XXI, note 211. Cf. G. Agnelli, Topo-cronagrafia del viaggio dantesco, Milan 1891.
[11] C'est l'ombre de Virgile qui apparaît ainsi au poète. L'air mal assuré que lui attribue celui-ci a été interprété diversement: symbole de l'obscurcissement de la réputation de Virgile durant le Moyen Age, qui l'avait presque oublié (Boccace; cf. R. Fitzgerald, The style that does honor, dans Kenyon Review, XIV, 1952, p. 278); façon d'indiquer les longs siècles écoulés depuis sa mort (Fanfani); prédominance du sens allégorique, qui veut montrer que le pécheur qui commence à s'éloigner du péché n'entend d'abord que faiblement la voix de la raison (Scartazzini-Vandelli). Cette dernière interprétation renforce l'hypothèse présentée dans la note 8. En général, on interprète l'expression italienne, fioco, par rauque; mais cette traduction ne nous semble pas la meilleure. Virgile ne pouvait être rauque avant de parler – et c'est ce qui embarrasse les commentateurs. D'autre part, fioco signifie aussi, parfois, «faible, inconsistant». Quant à la présence de Virgile, elle symbolise la raison humaine, qui montre au poète le chemin du devoir et du bien. Le choix du poète latin n'est pas difficile à expliquer. Il devait être païen, pour mieux le distinguer de la grâce. Il ne se confond pas avec la foi, mais conduit vers elle, tout comme Virgile, aux yeux du Moyen Age, était un précurseur du christianisme et une sorte de prophète païen. Il incarne la philosophie, la science et l'art, c'est-à-dire tout ce que l'esprit humain peut embrasser sans le secours de la foi – et cela n'est pas sans rapport avec l'opinion que le même Moyen Age s'était formée de Virgile, considéré comme un magicien.
Il guide Dante dans le monde souterrain, parce qu'il avait été le premier à le décrire, dans son poème. Mais la raison principale de ce choix de son guide doit être cherchée, sans doute, dans le fait que Virgile avait été le chantre de l'Empire et de la fondation de la gloire romaine – en sorte qu'il forme, avec Béatrice, le double symbole qui est la base de la pensée de Dante, la vie civile et la religion le sort de l'homme ici-bas et dans la vie éternelle.
[12] Il y a une certaine approximation dans cette indication. Virgile naquit l'an 70 avant J.-C, dix ans avant que César n'eût acquis à Rome une situation prépondérante; et César mourut en 44 avant J.-C, alors que Virgile avait vingt-six ans. Dante, qui ignorait peut-être la date de naissance de Virgile, veut dire que celui-ci vint au monde trop tard pour connaître César, qu'il n'avait peut-être jamais vu.