et les esprits dévots, assis sur l’autre bord,
arrosaient, à travers leurs horribles coutures,
de longs ruisseaux de pleurs leurs visages éteints.
Je me tournai vers eux et leur dis: «Âmes sûres
de contempler un jour la céleste lumière,
la seule vers laquelle aspire votre ardeur,
que la grâce d’en haut réduise les écumes
de votre conscience, afin que sans retard
puisse descendre en vous le fleuve de l’oubli! [136]
Dites-moi, car j’aurais du plaisir à l’entendre,
ne trouve-t-on ici nul qui soit d’Italie?
Peut-être aimerait-il que le monde le sût.»
«Frère, tous les esprits ont le droit de cité
dans une seule ville; sans doute veux-tu dire,
qui vécurent les jours d’exil en Italie.»
Une ombre avait parlé, qui paraissait attendre;
et si l’on me demande à quoi je l’ai compris,
au menton soulevé, comme chez les aveugles.
«Esprit qui pour monter, ainsi te disciplines,
lui dis-je, si c’est toi qui viens de me répondre,
permets-moi de savoir ton nom et ton pays.»
«J’étais, dit-elle alors, de Sienne; et nous purgeons,
moi-même et tous ceux-ci, notre méchante vie,
priant Dieu qu’il nous laisse arriver jusqu’à lui.
Bien que j’eusse porté le nom de Sapia [137],
je n’ai pas été sage; et le mal du prochain
plus que mon propre bien me remplissait de joie.
Et si jamais tu crois que je veux te tromper,
écoute si je fus folle au point que je dis,
quand déjà de mes ans s’infléchissait la courbe.
Tous mes concitoyens se trouvaient près de Colle [138],
en bataille rangée avec leurs ennemis:
moi, j’implorais du Ciel un arrêt déjà pris.
Ils y furent défaits et contraints à la fuite
par trop amère; et moi, les voyant poursuivis,
j’éprouvais une joie à nulle autre pareille,
au point que, cherchant Dieu d’un regard téméraire,
je lui dis: «Désormais je n’ai plus peur de toi!»
comme un merle qui voit un signe de beau temps.
Sur la fin de mes jours, je voulus avec Dieu
me réconcilier; mais je n’aurais pas pu
entrer pour faire ici la juste pénitence,
si ce n’avait été par l’intercession
de Pier Pettinajo, dont les saintes prières
vinrent, par charité, m’apporter leur secours [139].
Mais dis, qui donc es-tu, toi qui nous interroges
sur les temps d’autrefois, et vas les yeux ouverts,
à ce que je comprends, et en parlant respires?»
«Un jour, dis-je, à mon tour j’aurai les yeux cousus;
pour peu de temps, je crois, car j’ai méfait à peine,
jetant sur le prochain des regards envieux.
Mais une peur plus grande assaille mon esprit,
aussitôt que je pense aux tourments d’au-dessous,
dont je sens le fardeau peser déjà sur moi.» [140]
Elle me demanda: «Qui t’enseigna la route,
et qui te fait penser que tu vas retourner?»
«Celui qui m’accompagne et qui se tait, lui dis-je.
Je suis encor vivant; partant, esprit élu,
tu n’as qu’à demander, si tu veux que là-bas
je cherche à te servir avec mes pieds mortels.»
«Cela, dit-elle alors, sort bien de l’ordinaire!
Le signe est évident, qui fait voir que Dieu t’aime;
ainsi, veuille parfois m’aider de tes prières!
Par ton plus cher désir je t’en fais la demande:
si tu foules jamais la terre de Toscane,
de ceux de ma maison regagne-moi l’estime!
Tu les retrouveras parmi ce peuple vain
qui met dans Talamon son espoir [141], pour y perdre
plus qu’il n’en a perdu pour chercher la Diane [142];
mais les entrepreneurs y perdront plus que tous.»
CHANT XIV
«Qui donc est celui-ci, qui fait le tour du mont
avant que de sa main la mort ne l’ait poussé,
et qui, comme il veut, baisse et soulève les cils?»
«Je ne le connais pas; j’entends qu’il n’est pas seul;
ais demande-le-lui, puisqu’il est près de toi;
prends-le doucement, pour le faire parler!»
Ainsi disaient plus loin deux âmes, se penchant
l’une vers l’autre, à droite et au-delà de nous;
puis, levant le visage afin de me parler,
l’une d’elles me dit: «Âme qui vas ainsi
vers le Ciel, en gardant tous les liens du corps,
veuille par charité nous consoler et dire
d’où viens-tu? qui fus-tu? car tu nous as produit
un émerveillement plus grand, avec ta grâce,
que nul autre miracle auparavant connu.»
Lors je dis: «Au milieu de la Toscane passe
un cours d’eau qui commence auprès de Falterone [143]
et parcourt pour le moins cent milles de chemin.
J’apporte de ses bords cette chair que voici;
de dire qui je suis, c’est parler sans rien dire,
puisque, jusqu’à présent, mon nom n’est pas connu.»
«Si mon intelligence arrive à bien saisir
le sens de ton discours, me répondit alors
le premier des esprits, tu parles de l’Arno.»
Et l’autre d’ajouter: «Mais pourquoi donc cet homme
aime-t-il mieux cacher le nom de la rivière,
comme s’il s’agissait d’un objet répugnant?»
L’ombre à qui paraissait s’adresser la demande
répliqua: «Je ne sais; mais il me semble juste
que le nom d’un tel fleuve à jamais disparaisse,
puisque depuis sa source, où la chaîne des monts
dont se détache au bout Pélore, s’enfle et croît
si haut que peu d’endroits pourraient le dépasser [144],
et jusqu’à l’embouchure où la mer récupère
l’élément que le ciel sèche de sa surface
et qui forme le corps de toutes les rivières,
on fuit comme un serpent la vertu, que l’on tient
pour ennemie, à cause ou bien d’un maléfice
qui s’attache à ces lieux, ou des mauvaises mœurs,
finissant par changer tellement la nature
de tous les habitants de ces tristes vallées,
qu’on dirait que leur pâtre est la même Circé.
Parmi de sales porcs, à qui les glands conviennent
mieux que nul aliment conçu pour les humains,
il dirige d’abord son modeste chemin [145].
Plus loin, en descendant, il trouve des roquets
qui savent aboyer plus qu’ils ne peuvent mordre,
et il détourne d’eux son museau, par dédain [146].
Il s’enfonce plus bas, et plus il devient gros,
plus il y voit les chiens se transformer en loups,
cet égout de malheur et malédiction [147].
Lorsqu’il arrive enfin aux terres les plus basses,
il trouve des renards remplis de telle fourbe,