là, tu peux espérer de voir finir ta peine,
Je ne t’en dis pas plus, c’est tout ce que j’en sais.»
Comme il venait de mettre un terme à son discours,
près de nous une voix nous dit: «En attendant,
tu ferais aussi bien de t’asseoir tant soit peu.»
Nous étant retournés au son de cette voix,
nous vîmes un grand roc qui se trouvait à gauche,
et que je n’avais pas tout d’abord aperçu.
Nous fûmes vers ce point, et vîmes des esprits
qui paraissaient attendre à l’abri du rocher,
nonchalamment couchés comme des fainéants.
L’un surtout, qui semblait plus qu’un autre accablé,
restait assis là-bas, s’embrassant les genoux
sur lesquels se cachait son visage penché.
«Regarde, doux seigneur, dis-je alors à mon guide,
celui-là, qu’on dirait plus paresseux encore
que si dame Indolence était sa propre sœur!»
Et ce ne fut qu’alors qu’il daigna regarder,
ramenant son visage en biais, sur la cuisse,
et disant: «Va plus haut, toi qui fais le malin!»
Lors je le reconnus, et cette grande angoisse
qui me pressait encore au creux de la poitrine
ne put pas m’empêcher de courir jusqu’à lui.
Et quand je l’eus rejoint, à peine s’il leva
la tête pour parler: «Comprends-tu maintenant
le pourquoi du soleil sur ton épaule gauche?»
Sa même nonchalance et son discours trop bref
amenaient sur ma lèvre un début de sourire
et je dis: «Belacqua [35], je ne suis plus en peine
de toi dorénavant; mais pourquoi restes-tu
ici précisément? Attends-tu quelque guide,
ou bien as-tu repris tes vieilles habitudes?»
«Frère, à quoi bon, dit-il, monter jusque là-haut,
puisque l’oiseau de Dieu qui veille sur l’entrée
ne me permettrait pas d’aller chercher les peines?
Il me convient d’attendre ici que le ciel tourne
autant autour de moi qu’il le fit dans ma vie,
car le bon repentir s’était trop fait attendre;
à moins de l’obtenir au moyen de prières
qui jaillissent d’un cœur visité par la grâce;
des autres, peu me chaut, car le Ciel n’en veut pas.
Cependant le poète s’avançait jusqu’à nous
et me disait: «Viens donc! Regarde le soleil
à son méridien; et de l’autre côté
la nuit foule déjà sous ses pieds le Maroc.»
CHANT V
Nous nous étions déjà séparés de ces ombres,
et j’allais en dernier sur les pas de mon guide,
lorsque soudain quelqu’un cria derrière moi,
en me montrant du doigt: «Tiens! il me semble bien
que celui d’en bas tue à sa gauche les rais:
on dirait qu’il agit comme un être vivant!»
Je tournai le regard au son de cette voix
et vis qu’avec surprise il me dévisageait
moi seul, toujours moi seul et le rayon brisé.
«Pourquoi donc ton esprit s’embourbe-t-il si vite?
me dit alors mon maître; et pourquoi t’arrêter?
Qu’importe ce qu’on peut déblatérer là-bas?
Suis-moi toujours de près et laisse dire aux gens,
ferme comme une tour, qui n’incline jamais
le front, pour fort que soit le souffle de l’archer;
car celui dont l’esprit va d’un objet à l’autre
éloigne constamment la cible de soi-même,
et le dernier souci fait oublier les autres.»
Qu’aurais-je pu répondre alors, sinon: «Je viens!»
Et, le disant, je crus sentir sur mon visage
les couleurs qui parfois méritent le pardon.
Cependant sur la côte et pas très loin de nous
montaient certaines gens, le long d’un raccourci,
verset après verset chantant le Miserere [36].
Mais, s’étant aperçus que moi, grâce à mon corps,
je ne permettais pas aux rayons de passer,
leur chant devint un oh! aussi rauque que long;
et deux de ces esprits, faisant les messagers,
coururent jusqu’à nous, afin de demander:
«Expliquez-nous quelle est votre condition!»
Mon maître leur parla: «Vous pouvez retourner
et raconter à ceux qui vous ont envoyés
que celui-ci possède un vrai corps de chair vraie.
S’ils se sont arrêtés pour avoir vu son ombre,
comme je pense, alors la réponse suffit:
vous pouvez l’estimer, car il peut être utile.» [37]
Une étoile en filant fend moins vite l’azur
au début de la nuit, ou l’éclair un nuage,
au coucher du soleil, quand l’été bat son plein,
que je n’ai vu courir ces ombres vers leurs rangs,
et de là revenir vers nous, avec les autres,
comme des cavaliers lancés à toute bride.
«Ceux qui viennent vers nous me paraissent nombreux;
ils voudront te parler, dit alors le poète.
Va donc les écouter, mais toujours en marchant!»
«Âme qui suis ainsi le chemin de la joie,
avec les membres vrais reçus à la naissance,
criaient-ils en venant, attends-nous donc un peu!
Regarde si jamais tu vis quelqu’un de nous,
pour ensuite là-bas en porter la nouvelle!
Hélas! pourquoi vas-tu sans vouloir t’arrêter?
Nous avons tous trouvé la mort par violence
et restâmes pécheurs jusqu’au dernier instant,
où la grâce du Ciel nous vint ouvrir les yeux;
ainsi, nous repentant et pardonnant aux autres,
nous quittâmes la vie et partîmes vers Dieu,
pressés par le désir de voir sa sainte face.» [38]
Je répondis: «J’ai beau regarder vos visages,
je n’en connais aucun; mais si vous désirez
quelque chose de moi, esprits bien fortunés,
dites: je vais le faire, au nom de cette paix
qu’il me faut rechercher ainsi, de monde en monde,
en marchant sur les pas d’un guide aussi fameux.»
Alors l’un d’eux parla: «Nous avons confiance
quant à ta bonne foi, même sans tes serments,
si, comme tu le veux, tu le puis en effet.
Je te demande, moi qui parle avant les autres [39],
si jamais tu reviens pour revoir les contrées
qui vont de la Romagne à celle où règne Charles [40],
d’obtenir à Fanon, par ta courtoise instance,
qu’on rappelle mon nom dans toutes les prières,
pour que je puisse ainsi purger mes grandes fautes.
C’est de là que je suis; mais le profond pertuis
par où s’enfuit mon sang, ma première demeure,
est venu me chercher au pays d’Anténor [41],
où je pensais pourtant me trouver à l’abri.
Celui d’Este est l’auteur, qui m’avait en horreur,
bien trop loin au-delà de ce que veut le droit.
Mais si j’avais pu fuir du côté de Mira,
quand dans Oriane l’on mit la main sur moi,
je serais à cette heure au monde où l’on respire [42].
Je courus au marais; mais les joncs et la vase