Vois à droite, là-bas, des âmes isolées;
je vais, si tu veux bien, te mener auprès d’elles;
non sans quelque plaisir, tu pourras les connaître.»
Ou Virgile dit: «Comment? Si quelqu’un essayait
monter dans la nuit, qui viendrait l’empêcher?
bien, serait-ce donc qu’il ne le pourrait pas?»
Lors le bon Sordide traça du doigt par terre
une ligne, en disant: «Vois-tu? Je ne saurais
dépasser cette ligne, après le crépuscule.
Pourtant, rien ne vient faire obstacle à la montée,
à part l’obscurité, qui la rend impossible
et supprime par là le désir d’avancer.
Retournons donc plus bas, c’est ce qui reste à faire;
pour voir les alentours, nous parcourrons la côte,
pendant que l’horizon nous cache le soleil.»
Alors mon maître dit, non sans étonnement:
«Mène-nous à l’endroit que tu viens de nous dire,
pour y passer le temps plus agréablement!»
Nous nous étions à peine éloignés de là-bas,
lorsque je vis le flanc du mont qui s’affaissait,
comme on voit ici-bas se creuser quelque val [63].
«C’est là que nous irons, nous dit alors cette ombre,
où la côte se creuse en forme de giron;
et nous attendrons là le retour du matin.»
Un sentier tortueux s’offrait pour y conduire,
se dirigeant en bas jusqu’au flanc du vallon,
où son bord descendait de plus de la moitié.
L’or ou le fin argent, l’écarlate et le blanc,
le bleu d’Inde, le bois lumineux et brillant
et la fraîche émeraude au point de sa cassure,
posés parmi les fleurs et l’herbe de ce pré,
seraient facilement vaincus par leurs couleurs,
comme le plus petit doit céder au plus fort.
La nature y servait non seulement de peintre,
mais y mêlait aussi mille douces odeurs,
dans de nouveaux parfums, à nul autre pareils.
Parmi l’herbe et les fleurs j’apercevais des âmes
assises, entonnant le Salve Regina [64],
que d’abord le ravin nous empêchait de voir.
«Tant que nous disposons d’un reste de lumière,
nous dit le Mantouan qui nous avait guidés,
ne me demandez pas de vous mener près d’elles.
Du haut de l’éperon vous pourrez distinguer
les gestes et les traits de tous ceux de là-bas,
mieux qu’accueillis par eux au fond de la vallée.
Celui qui reste assis sur la plus haute place
et qui semble avoir trop négligé ses devoirs,
ne mêlant pas sa voix avec le chant des autres,
fut Rodolphe empereur, qui pouvait bien guérir
la blessure qui met l’Italie au tombeau;
et l’autre vint trop tard pour pouvoir la sauver [65].
Celui qui, devant lui, semble le consoler,
régna sur le pays baigné par l’eau qui coule
de la Moldave à l’Elbe et de l’Elbe à la mer:
c’est ce même Ottonien qui déjà dans les langes
valait mieux que son fils, le barbu Wenceslas,
vautré dans la paresse et dans les voluptés [66].
À côté, le camus qui discute à l’écart
avec cet autre esprit au visage bonhomme,
mourut en s’enfuyant et flétrissant ses lis [67].
Vous le voyez d’ailleurs se frapper la poitrine!
Et voyez son voisin, qui soupire à côté,
le visage enfoncé dans le creux de sa main:
du malheur de la France ils $ont père et beau-père;
ils connaissent sa vie abjecte et corrompue:
de là cette douleur qui les travaille ainsi.
L’homme à la forte épaule et dont le chant répond
à la voix de cet autre au nez proéminent [68],
a porté le cordon des plus rares mérites.
Après lui, si son trône avait pu demeurer
au jeune homme qui reste assis derrière lui [69],
la vertu n’aurait fait que changer de vaisseau.
Je n’en dis pas autant des autres héritiers,
car Jacques et Frédéric, qui règnent à sa place,
n’ont pas su conserver le meilleur de l’hoirie [70].
L’honnêteté des gens ne passe pas souvent
aux rejetons; Celui qui la donne le veut,
afin que nous sachions que nous la lui devons.
Cette allusion vaut autant pour ce grand nez
que pour Pierre, qu’on voit chanter à l’unisson
et qui fit tant pleurer la Provence et la Pouille [71].
Le fruit de sa semence a bien dégénéré,
d’autant plus que Constance [72] eut un meilleur mari
que ne l’eut Béatrice, ou Marguerite ensuite.
Voyez là-bas Henri, qui fut roi d’Angleterre
et vécut simplement, assis seul, à l’écart:
il eut, lui, plus de chance avec son rejeton [73].
Et celui qui, plus bas, reste étendu par terre,
regardant vers le haut, est le marquis Guillaume,
pour qui le Montferrat avec le Canavèse
ont été mis à sac par ceux d’Alexandrie.» [74]
CHANT VIII
C’était l’heure où s’empare un désir de rentrer
de l’âme des marins et attendrit leurs cœurs,
rappelant les adieux des doux amis absents,
et qui trouble d’amour le pèlerin nouveau,
lorsqu’il lui semble entendre un son lointain de cloches
pleurant la mort du jour qui s’éteint longuement;
lorsque, l’oreille enfin devenue inutile,
je m’aperçus qu’une âme s’était soudain dressée,
d’un signe de la main demandant audience.
Elle joignit ensuite et leva les deux paumes,
dirigeant son regard du côté du Levant,
comme pour dire à Dieu: «Tu fais mon seul souci!»
De ses lèvres jaillit un Te lucis ante [75]
avec tant de douceur et si dévotement,
qu’il finit par me faire oublier qui j’étais;
et les esprits dévots, aussi pieusement,
firent chœur avec lui jusqu’à la fin de l’hymne,
avec les yeux fixés sur les sphères d’en haut.
Lecteur, aiguise bien maintenant le regard,
car je te rends du vrai si transparent le voile,
qu’il devrait t’être aisé d’en pénétrer le sens.
Comme je regardais la noble compagnie
contempler longuement le ciel en se taisant,
comme semblant attendre humblement quelque chose
je vis surgir d’en haut et descendre deux anges
qui portaient à la main des glaives flamboyants
à la pointe émoussée et privés de tranchant.
Leur tunique semblait plus verte que les feuilles
écloses fraîchement, et leurs deux ailes vertes
la faisaient voltiger derrière eux, dans les airs.
L’un d’eux vint se placer au-dessus de nos têtes,
et l’autre descendit sur la berge opposée,