porte par son éclat le repos éternel
aux cieux au sein desquels roule le plus rapide;
et c’est là maintenant, comme à l’endroit prévu,
que nous sommes lancés par la force de l’arc
qui tire droit au but les flèches qu’il décoche.
Il est vrai cependant que, comme bien souvent
la forme reste sourde aux propos de l’artiste,
qui ne peut pas plier la matière à ses fins,
de même l’être peut s’écarter quelquefois
du cours ainsi tracé, puisqu’il a le pouvoir,
tout en étant guidé, de s’incliner ailleurs
(comme au lieu de monter, le feu tombe des nues),
si l’on vient dévier l’impulsion première
par quelque faux plaisir qui pousse vers le sol [14].
Si tu comprends cela, le fait qu’ainsi tu montes
n’est pas plus étonnant que le cours d’un ruisseau
qui descend des sommets au creux d’une vallée.
Le surprenant serait que, libre des entraves,
tu puisses demeurer prisonnier de la terre,
ou que l’on puisse voir une flamme immobile.»
Ensuite elle tourna son regard vers les sphères.
CHANT II
Ô vous, qui naviguez dans vos petites barques,
désireux de m’entendre, et suivez à la trace
la route de ma nef qui s’avance en chantant,
retournez maintenant auprès de vos rivages;
ne vous hasardez pas au large, car peut-être,
resterez-vous perdus, si vous vous écartez!
Personne n’a suivi la route que je prends;
Minerve tend ma voile et Apollon me guide,
et ce sont les neuf sœurs qui me montrent les Ourses.
Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonne heure
avez tendu le cou vers le pain angélique
dont on vit ici-bas sans se rassasier [15],
envoyez hardiment vos nefs en haute mer,
mais en prenant bien soin de suivre mon sillage,
tant que sur l’eau mouvante il n’est pas effacé.
Les héros qui jadis abordaient en Colchide
furent moins étonnés que vous ne le serez,
lorsqu’ils virent Jason devenu laboureur [16].
La soif perpétuelle, innée au cœur de l’homme,
du royaume construit selon Dieu, nous portait
aussi rapidement que le cours des étoiles.
Béatrice fixait le ciel, moi Béatrice;
et le temps plus ou moins que mettrait un carreau
à quitter l’arbalète et à frapper le but,
je parvins en un point dont l’éclat merveilleux
me donnait dans les yeux; à l’instant cette dame,
qui connaissait toujours le fond de ma pensée,
se retourna vers moi, belle autant que joyeuse:
«Élève ton esprit et rends grâces à Dieu,
qui nous fait arriver à la première étoile [17]!»
Un nuage parut nous revêtir alors,
épais et rutilant, éblouissant et dru,
pareil au diamant où le soleil se baigne.
Cet éternel joyau nous reçut dans son sein,
comme l’onde reçoit un rayon de lumière
restant en même temps parfaitement unie.
Si j’étais corps (sur terre on ne saurait comprendre
qu’un espace tolère un autre espace en soi,
ce qui doit advenir, si deux corps se pénètrent),
il devait s’enflammer d’un plus ardent désir
de contempler l’essence en laquelle l’on voit
comment notre nature est confondue en Dieu;
et nous verrons là-haut ce qu’ici nous croyons
sans qu’on l’ait démontré, mais qui s’offre à l’esprit,
de même que l’on croit aux principes premiers [18].
Je répondis: «Ma dame, aussi dévotement
qu’il est en mon pouvoir, je rends grâce à Celui
qui me sépare ainsi du monde des mortels.
Dites-moi cependant, que sont ces taches sombres [19]
que l’on voit sur ce corps et qui là-bas, sur terre,
ont fait croire à la fable où l’on nomme Caïn?»
Elle sourit un peu, puis dit: «Si des mortels
le raisonnement court vers l’erreur, chaque fois
qu’il ne peut se servir de la clef des cinq sens,
par contre, désormais la pointe des surprises
doit s’émousser pour toi: tu vois que la raison
que desservent les sens a les ailes trop courtes.
Mais fais-moi voir d’abord comment tu te l’expliques!»
«Les aspects différents que l’on y trouve, dis-je,
sont l’effet, à mon sens, des corps plus ou moins denses [20].»
Elle dit: «Tu verras que ton opinion
a sombré dans l’erreur, si tu suis avec soin
mon exposition des arguments contraires.
Dans la huitième sphère on observe un grand nombre
d’astres, dont on voit bien que, pour la qualité
comme pour la grandeur, l’aspect est différent.
Si le rare ou le dense en étaient seuls la cause,
on trouverait en tous une seule vertu,
plus dans l’un, moins dans l’autre, ou bien pareillement.
Mais nécessairement des vertus différentes
de principes formels différents font la preuve;
dans ton raisonnement il n’en subsiste qu’un [21].
Or, si la densité fut la cause des taches
que tu veux t’expliquer, il s’ensuit que cet astre
serait de part en part privé de sa matière;
ou bien, comme ces corps où l’on trouve à la fois
le gras avec le maigre, ce serait un volume
formé, selon l’endroit, de plus ou moins de feuilles [22].
Si le premier était, il serait manifeste
dans les éclipses: lors, les rayons du soleil
traverseraient l’espace ainsi raréfié.
Il n’en est pas ainsi: voyons donc l’autre cas;
et si je peux prouver qu’il n’est pas mieux fondé,
il en résultera que tes raisons sont fausses.
Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,
il s’ensuit qu’il existe un point où son contraire
finit par l’empêcher de s’enfoncer plus loin
et repousse à son tour les rayons du soleil,
tout comme le cristal réfléchit les couleurs,
lorsqu’on l’a fait doubler d’une couche de plomb [23].
Tu pourrais répliquer que, si certains rayons
se montrent plus obscurs que ceux venant d’ailleurs,
c’est parce que leur source était plus reculée.
Si tu veux l’éprouver, la simple expérience
pourra facilement éliminer tes doutes,
elle, qui sert de source au fleuve de vos arts.
Ayant pris trois miroirs, à la même distance
de toi, places-en deux; et que ton œil retrouve
entre ces deux premiers le dernier, mais plus loin.
Puis tourne-toi vers eux et mets derrière toi
un flambeau, prenant soin que les miroirs reçoivent
et te rendent aussi tous les trois sa lueur.
L’image qui viendra de plus loin paraîtra
plus petite, sans doute, à l’égard des deux autres;