Ce que tu chériras plus tendrement au monde
sera perdu pour toi: c’est là le premier trait
qui de l’arc de l’exil jaillit et touche au cœur.
Et tu feras l’essai du goût amer du sel
sur le pain étranger; tu sauras s’il est dur
de monter et descendre les escaliers d’autrui.
Mais ce qui pèsera le plus sur tes épaules,
ce sera la méchante et folle compagnie
qui roule avec toi-même au fond du même abîme;
car, devenue impie, insensée et ingrate,
elle s’emportera contre toi; mais bientôt
c’est elle, et non pas toi, qui recevra les coups.
Sa conduite sera la preuve suffisante
de sa stupidité; mais ce sera pour toi
un grand honneur que d’être, à toi seul, ton parti.
Ton asile premier, le premier de tes gîtes
seront le bel accueil de l’illustre Lombard
qui porte sur l’écu l’oiseau saint et l’échelle [250].
Il te regardera d’un œil si bienveillant,
qu’entre vous, demander et donner se suivront
dans un ordre contraire aux usages des autres.
Tu connaîtras chez lui celui dont le berceau
reçut de cette étoile une forte influence,
qui rendra ses exploits plus clairs que tout éloge [251].
Comme il est trop petit, il est trop tôt encore
pour s’en apercevoir, puisque à peine neuf fois
a tourné cette sphère au-dessus de sa tête.
Avant que le Gascon trompe le grand Henri [252],
on verra les éclats de sa grande vertu,
qui méprisera fort l’argent et la fatigue,
et sa magnificence aura fait des effets
si bien connus partout, que son propre ennemi
ne pourra, malgré tout, les passer sous silence.
Sois confiant en lui, n’attends que ses bienfaits:
c’est lui qui changera le sort de bien des gens,
tirant de leur état les pauvres et les riches.
Tu porteras aussi dans ta mémoire écrit,
sans le dire à personne…» Et il me dit des choses
dont même des témoins pourraient encor douter.
Et puis il ajouta: «Voilà le commentaire
de ce qu’on t’avait dit, mon fils; et vois aussi
les embûches guettant sous de brèves années.
Je ne veux pourtant pas que tu portes envie
aux voisins: tu vivras bien loin dans l’avenir,
au-delà du délai marqué pour les punir.»
Et lors, à son silence ayant compris que l’âme
avait déjà fini de me tisser la trame
du canevas ourdi par moi pour commencer,
je me mis à parler, comme celui qui veut,
dans le doute, obtenir le conseil de quelqu’un
qui voit et qui souhaite et aime saintement:
«Ô mon père, je vois comment le temps se presse
et se lance sur moi pour m’assener un coup
qui serait bien plus dur, si je m’abandonnais.
Pourtant, il me faudrait armer de prévoyance,
pour que, si l’on me prend ce bien plus cher que tous [253],
je n’en perde pas plus par l’effet de mon chant.
Là-bas, au fond du monde infiniment amer
et sur cette montagne au sommet de laquelle
le regard de ma dame est venu me ravir,
puis à travers le ciel, de lumière en lumière,
j’ai su des choses qui, si je les dis aux autres,
paraîtront à beaucoup d’une terrible aigreur.
Si je suis, d’autre part, trop tiède ami du vrai,
je crains fort que mon nom ne vivra pas pour ceux
qui nommeront ancien le temps de maintenant.»
L’éclat de la lumière où vivait mon trésor
à peine découvert devint resplendissant
comme au miroir d’un lac le rayon du soleil;
puis il me répondit: «La conscience impure
à cause de sa honte ou de celle des autres,
sans doute, trouvera ton jugement trop dur.
Néanmoins, repoussant les attraits du mensonge,
expose clairement le fond de ta pensée,
et tu n’as qu’à laisser se gratter les galeux!
Si le ton de ta voix peut paraître incommode
lors du premier abord, il doit laisser ensuite
un aliment vital, une fois digéré.
Tes révélations seront comme le vent,
qui soufflette plus fort les cimes les plus hautes;
et ce sera pour toi le plus grand des mérites.
C’est pourquoi sur le mont, au vallon des douleurs
ainsi qu’en cette sphère, on t’a fait voir les âmes
de ceux-là seulement que le renom connaît;
car l’esprit du lecteur ne prend nul intérêt
et n’ajoute pas foi, si les exemples viennent
d’une source inconnue ou qui reste cachée,
ou si les arguments demeurent dans l’abstrait.»
CHANT XVIII
Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul
de sa propre pensée, et moi, je savourais
la mienne, en tempérant l’amer avec le doux [254],
quand la dame soudain, qui me menait vers Dieu,
dit: «Laisse ce souci! Souviens-toi que je suis
aux côtés de Celui qui redresse les torts!»
Lors je me retournai vers cette tendre voix
qui fait tout mon confort; et je renonce à dire
quel saint amour je vis se baigner dans ses yeux;
tant parce que je crains de ne savoir le dire,
que parce que l’esprit ne peut se retourner
en lui-même aussi loin, s’il n’est pas secouru.
Tout ce que je pourrai répéter sur ce point,
c’est qu’en la regardant je me sentais le cœur
tout à fait délivré de tout autre désir,
car l’éternel "bonheur dont les rayons tombaient
sur Béatrice à pic, faisait qu’en ses beaux yeux
je trouvais le bonheur de son aspect second [255].
M’accablant de l’éclat de son brillant sourire,
elle me dit ensuite: «Écoute et toi:
le Paradis n’est pas dans mes yeux seulement!»
Et comme parmi nous on reconnaît parfois
l’amour par le regard, s’il est assez puissant
pour que l’esprit entier soit par lui transporté,
dans le scintillement de la sainte splendeur [256]
que je cherchais des yeux, je connus le désir
qu’elle avait de finir l’entretien commencé.
Puis elle dit ainsi: «Dans ce cinquième seuil
de l’arbre qui reçoit de haut en bas la vie [257],
donne toujours des fruits et ne perd pas ses feuilles,
on voit d’heureux esprits qui furent sur la terre,
avant d’aller au ciel, parmi les plus illustres
et qui feraient l’orgueil de chacune des Muses [258].
Examine avec moi les bras de cette croix:
ceux que je vais nommer produiront, de leur place,
des éclairs comme ceux qui traversent les nues.»
Je vis une splendeur s’allumer sur la croix,
aussitôt qu’elle eut dit le nom de Josué;
et le dire et le faire arrivaient à la fois.
Au nom que j’entendis du fameux Macchabée
je vis qu’un autre éclat se mit à tournoyer,