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Mais il advient parfois qu’ayant assez d’un mets,

tandis que l’appétit d’un autre dure encore,

on rend grâce pour l’un et on demande l’autre.

Je fis pareillement de geste et de parole,

car je voulais savoir quelle était cette toile

que n’avait pas fini de tisser sa navette.

«Des mérites sans pair, une parfaite vie,

dit-elle, ont mis plus haut la femme dont la loi

dans le monde régit ce voile et cet habit [28],

qui font qu’on veille et dort jusqu’au jour de la mort

aux côtés de l’Époux satisfait de ces vœux

qu’appellent à la fois son désir et l’amour.

Jeune encore, j’ai fui le monde pour la suivre,

et je vins me cacher sous son habit sacré,

promettant de garder les chemins de son ordre.

Mais des hommes bientôt, plus faits au mal qu’au bien,

sont venus me ravir à ma douce clôture,

et Dieu sait quelle fut depuis ce jour ma vie!

Vois cette autre splendeur qui se montre à tes yeux

à ma droite, où paraît venir se refléter

tout l’éclat lumineux de la sphère où nous sommes:

ce que j’ai dit de moi convient pour elle aussi;

elle était au couvent et d’autres hommes vinrent

l’arracher à l’abri du bandeau consacré.

Ayant été rendue au monde de la sorte,

contre son propre gré, contre les bons usages,

son âme malgré tout resta fidèle au voile.

Cet éclat est celui de la grande Constance [29]

qui, depuis, du second ouragan de Souabe

engendra la troisième et dernière tourmente.»

Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé,

elle s’évanouit en chantant un Ave,

comme un corps lourd qui roule au fond d’une eau sans fin.

Mon regard la suivit aussi loin que je pus

l’apercevoir encore, et lorsqu’il la perdit,

il revint à l’objet de son plus grand désir,

se fixant à nouveau sur Béatrice seule;

mais elle scintilla tout d’abord dans mes yeux

si fort, que je ne pus en supporter la vue,

et je fus moins pressé de la questionner.

CHANT IV

Choisir entre deux mets également distants

et excitants serait, si le choix était libre,

mourir de faim avant de toucher à l’un d’eux.

Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois la peur

de deux loups carnassiers qui s’avancent vers lui;

ainsi, le chien devrait rester entre deux daims [30].

Si donc je me taisais, c’était bien malgré moi,

suspendu que j’étais au milieu de mes doutes,

et je n’en méritais ni blâme ni louanges.

Je me taisais; pourtant mon désir se montrait

comme peint au visage, avec mes questions,

beaucoup plus vivement que par un vrai discours.

Béatrice imita ce que fit Daniel

lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor

que sa rage rendait injustement cruel [31].

Elle dit: «Je vois bien qu’un désir te tourmente,

en s’opposant à l’autre, en sorte que ton soin

s’embarrasse en lui-même et ne peut s’exprimer.

Si persiste, dis-tu, la bonne intention,

comment la volonté violente des autres

pourrait-elle amoindrir l’éclat de nos mérites?

Tu trouves, d’autre part, des raisons de douter

du retour supposé des âmes aux étoiles,

si nous nous en tenons aux dires de Platon [32].

Voici les questions qui sur ta volonté

pressent également; et pour cette raison

je traiterai d’abord de la plus venimeuse.

Celui des séraphins qui voit Dieu de plus près,

Moïse et Samuel et celui des deux Jean

que tu préféreras, aussi bien que Marie

ne font pas leur séjour dans un ciel différent

de celui des esprits que tu vis tout à l’heure,

et leur être n’aura ni plus ni moins d’années [33];

ils embellissent tous la première des sphères,

quoique leur douce vie y coule en sens divers,

selon qu’ils sentent plus ou moins l’esprit divin.

Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cet orbe

leur soit prédestiné, mais comme témoignage

de ce céleste état qui se trouve plus haut [34].

C’est ainsi qu’il convient de parler à l’esprit

de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de ses sens

ce qu’ensuite il transforme en biens de l’intellect.

C’est pourquoi l’Écriture accepta de descendre

jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu

des jambes et des mains, qu’elle entend autrement,

et que la sainte Église a fait représenter

Gabriel et Michel sous un aspect humain,

et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie.

Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,

cela n’est pas d’accord avec ce que tu vois,

admettant qu’il le faut prendre au pied de la lettre.

S’il y dit que l’esprit retourne à son étoile,

c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefois détachée,

quand la nature eh fit la forme de son corps.

Peut-être sa pensée est-elle différente

de ce que dit sa phrase, et son intention

pourrait bien mériter mieux qu’une raillerie.

Si par ce qui retourne à l’étoile il entend

le blâme ou bien l’honneur de sa propre influence,

il se peut que son trait frappe assez près du but.

On sait que ce concept mal compris a fait naître

jadis l’égarement de presque tout un monde

qui révérait Mercure et Mars et Jupiter [35].

Quant au doute second qui te préoccupait,

il a moins de venin, car sa malignité

ne lui suffirait pas pour t’éloigner de moi.

Parfois notre justice, en effet, semble injuste

aux regards des mortels, mais c’est un argument

qui sert la foi plutôt que l’hérésie impie.

Et comme il est possible à votre entendement

de pénétrer au cœur de cette vérité,

je vais te contenter au gré de ton désir.

Dans toute violence où celui qui la souffre

contre son oppresseur n’a pas fait résistance,

les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,

car on n’étouffe pas un vouloir qui résiste,

mais, pareil à la flamme, il redresse la tête,

même si mille fois l’abat un dur effort.

S’il finit par céder, que ce soit plus ou moins,

il suit la violence: et celles-ci [36] l’ont fait,

qui pouvaient retourner au refuge sacré.

Car, si leur volonté fût demeurée entière,

telle que l’eut toujours saint Laurent sur le gril,

ou comme Mucius ennemi de sa main,

elle les aurait fait revenir, sitôt libres,

par le même chemin qu’on les forçait à prendre;

mais on ne trouve plus de telles volontés.

Si tu pénètres donc le sens de mon discours,

il devrait te suffire à supprimer l’erreur