le pasteur de l’Église est là pour vous guider:
cela doit être assez, pour trouver le salut!
Et si la soif du gain vous inspire autre chose,
il faut agir en hommes, et non pas en moutons,
pour que chez vous le Juif ne se moque de vous.
Et ne faites jamais comme l’agneau qui laisse
de sa mère le lait par simple espièglerie,
afin d’aller, par jeu, se battre avec son ombre.»
Béatrice me dit ce que je viens d’écrire,
puis elle se tourna, d’un grand désir poussée,
vers cette région où le monde est plus vif [44].
Son silence et l’aspect qui la transfigurait
imposaient le silence à mon esprit avide,
où d’autres questions se pressaient sans arrêt;
et pareil au carreau qui vient frapper le but
dès avant que la corde ait cessé de vibrer,
notre vol arrivait au second des royaumes.
Là, je vis que ma dame était si radieuse,
dès qu’elle eut pénétré dans l’éclat de ce ciel,
que plus resplendissante en devint la planète.
Si l’étoile sourit et changea de visage,
que devais-je sentir, moi, qui de ma nature
suis enclin à changer de toutes les façons?
Comme dans un vivier à l’eau tranquille et pure
accourent les poissons vers tout ce qu’on leur jette
du dehors, en pensant que c’est de la pâture,
de même je vis là plus de mille splendeurs
se diriger vers nous, et chacune disait:
«Voici quelqu’un qui vient augmenter nos amours!» [45]
Et comme chacun d’eux s’approchait davantage,
on pouvait voir l’esprit qui, rempli d’allégresse,
résidait dans chacun des éblouissements.
Pense, si le récit que je commence ici
s’interrompait, lecteur, comme tu sentirais
le désir angoissant d’en savoir davantage;
et par toi tu verras comment je désirais
apprendre de ceux-ci quel était leur destin,
aussitôt qu’à mes yeux ils se manifestèrent.
«Ô toi, mortel heureux et bien né, que la grâce
du triomphe éternel laisse admirer les trônes,
avant d’abandonner l’état de la milice,
nous sommes embrasés par l’éclat répandu
dans tout ce ciel; partant, si de nous tu désires
savoir quoi que ce soit, satisfais ton envie!»
C’est ainsi que me dit l’un des pieux esprits;
et Béatrice: «Dis; parle avec assurance,
crois ce qu’ils te diront, comme l’on croit aux dieux!»
«Je vois bien, dis-je alors, que tu t’es fait un nid
dans ta propre splendeur, qui jaillit de tes yeux,
car je les vois briller pendant que tu souris;
j’ignore cependant qui tu fus, âme digne,
et pourquoi tu jouis du cercle de ce globe [46]
qui se voile aux mortels sous les rayons d’un autre.»
Je demandai ceci, me tournant vers l’éclat
qui parla le premier; et il devint alors
bien plus resplendissant qu’il n’était tout d’abord.
Et pareil au soleil qui se cache parfois
dans son éclat trop grand, à l’heure où la chaleur
consume les vapeurs qui semblaient l’amoindrir,
sa plus grande liesse également cachait
cette sainte figure au creux de ses rayons;
et ainsi prise, prise elle me répondit
comme chante le chant qui suit un peu plus loin.
CHANT VI
«Après que Constantin eut retourné les aigles
contre le cours du ciel, qu’elles avaient suivi
sur le pas de l’aïeul, époux de Lavinie [47],
cent et cent ans et plus resta l’oiseau de Dieu
au nid qu’il s’était fait sur le bord de l’Europe
et non loin de ces monts dont il sortit d’abord;
et là, sous le couvert de ses plumes sacrées,
passant de main en main, il gouverna le monde
et, en changeant ainsi, termina par m’échoir.
Oui, je fus empereur, je suis Justinien;
mû par la volonté d’un souverain amour,
j’ai supprimé des lois l’excessif et le vain.
Avant de consacrer mes soins à cet ouvrage,
j’admettais dans le Christ une seule nature [48],
et j’étais satisfait avec cette croyance,
jusqu’à ce qu’Agapet, ce bienheureux qui fut
le suprême pasteur, m’eût avec ses discours
enseigné le chemin de la foi véritable.
Je crus à sa parole, et maintenant son dire
m’est devenu plus clair que pour toi la présence
du faux pris dans le vrai des contradictions [49].
Sitôt que je suivis les sentiers de l’Église,
la divine faveur a voulu m’inspirer
cet important ouvrage [50], et j’y mis tout le temps,
me fiant, pour la guerre, aux soins de Bélisaire:
comme la main du ciel le protégeait partout,
j’ai su que je devais m’en reposer sur lui.
Je viens de contenter ta première demande
par ce que je t’ai dit; cependant sa nature
m’oblige à t’ajouter une certaine suite,
pour que tu puisses voir avec quels justes titres
on veut se soulever contre l’emblème saint [51],
les uns pour l’usurper, d’autres pour le combattre.
Vois combien de hauts faits l’ont déjà rendu digne
de respect, à partir de cette heure où Pallas
pour lui faire un royaume avait donné sa vie [52].
Tu sais comment dans Albe il fixa sa demeure
pendant plus de cent ans, jusqu’au jour de la fin,
quand les trois contre trois ont combattu pour lui.
Tu sais ce qu’il a fait, du chagrin des Sabins
au malheur de Lucrèce, aux mains de ses sept rois,
soumettant alentour les peuplades voisines.
Tu sais ce qu’il a fait, porté par les vaillants
Romains contre Brennus et puis contre Pyrrhus,
contre les autres rois, contre les républiques,
grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom
tiré de ses cheveux mal peignés [53], Decius,
Fabius, ont gagné le renom que je loue.
C’est lui qui terrassa des Arabes [54] l’orgueil
passant sous Annibal les alpestres rochers
d’où le courant du Pô descend dans la campagne.
C’est sous lui que Pompée et Scipion jouirent
tout jeunes du triomphe; et il parut bien dur
à ceux de la colline où tu vis la lumière [55].
Puis, à peu près au temps où le ciel voulut rendre
au monde l’ordre heureux qui fut partout le sien,
César vint s’en saisir, avec l’accord de Rome.
Ce qu’il a fait alors, du Var jusques au Rhin,
l’Isère avec la Loire et la Seine l’ont vu,
et tous les affluents qui grossissent le Rhône.
Et ce qu’il fit ensuite, au départ de Ravenne,
passant le Rubicon, fut d’un vol si hardi