J’ai eu un peu d’audace, sachant qu’on ne me voyait pas. J’avais peur, derrière un pilier, d’apercevoir d’un coup Madeleine, déguisée en porteuse d’eau du Janicule. Je me suis approché. J’ai posé mes mains devant moi. Et j’ai embrassé de mes lèvres le coffre qui contenait ce corps que je n’avais pas étreint.
II
VUE DES JARDINS FARNESE
(Rome en 1825)
Je ne veux pas parler de mes amours, ni de celles des autres. Je ne sais pas écrire, pas plus que je ne sais parler. Je partage cela avec monsieur Ingres qui bafouillait toujours. C’est une des rares choses que j’aie en commun, à vue de pays, avec ce grand homme raffiné. Il n’a pas fait beaucoup de paysages, je n’ai pas trop aimé peindre des baigneuses, même si, une fois… Mais il faut que je m’applique à raconter, et je ne sais pas très bien par quel commencement prendre les choses.
Dans ces conditions, cher lecteur, s’il y en a, je vous sens tenté de refermer le cahier que j’ouvre aujourd’hui. Un bafouilleur bavard, un campagnard qui n’a rien à dire s’apprête à ouvrir la bouche. Gare ! Je ne serai pas bien long. Ce que j’ai à expliquer avant de mourir ne nécessite pas trente pages. Une dernière petite esquisse, un croquis, une étude, un petit morceau de carton peint en deux heures, mais que je tiens à laisser derrière moi. Je me lance.
Je veux raconter comment, à force de faire des paysages, je me suis mis aux figures nues.
C’est d’une limpidité biblique quand je l’écris ainsi, cela nécessite explication. D’autant que ceux qui me lisent n’ont peut-être pas vu mes tableaux, ou, s’ils en ont vus quelques-uns aux expositions, ne les ont peut-être pas remarqués. Car c’est mon idée de faire une peinture que l’on ne remarque pas trop. Je laisse un peu ma pipette refroidir à côté de mon encrier. Soyons clair : comment, moi qui n’avais aucun goût pour l’étude classique de l’« académie », les exercices d’après moulages en plâtre, puis, quand on le mérite, d’après de grotesques hercules de foire à la moustache en croc, comment donc l’envie me prit-elle de peindre des femmes nues ? Si j’en ai mises dans mes paysages, c’est parce que je ne suis jamais parvenu à peindre, seule, une femme qui me plaise vraiment, et dont j’ai, dans ma caboche, une idée bien précise. Il paraît que c’est souvent comme cela. Alors, faute de mieux, j’ai brossé des Idylles, avec des nymphes roses et blanches qui dansent dans la brume des bois — comme dans les poésies de Chénier, qui m’ont toujours émerveillé et qui sont si parfaitement démodées aujourd’hui.
Pour y mettre des nus, j’ai changé ma manière et je m’en suis bien trouvé. J’ai obscurci mon soleil, noyé mes arbres dans le clair-obscur et nimbé mes visages de pudeur. Les draperies sont tombées peu à peu. Pour bien faire, je me suis mis à lire l’Imitation de Jésus Christ et à me prendre pour saint Vincent de Paul. Je m’échine à faire le bien. Je signe sans broncher tout ce qui n’est pas de moi et qu’on me présente, des paysages faits par l’honnête Trouillebert et de bien pires encore, s’il s’agit de secourir une misère. Quand c’est « une misère cachée », je me régale. Ce sera le double de jours d’indulgence selon mon imbécile de confesseur — qui prend un air navré pour m’annoncer que j’ai gagné quinze jours de Paradis. Je m’amuse bien. Il tient les comptes de mon purgatoire. Je résiste assez à la tentation, je me dis que je ne vais pas, pour si peu, pour peindre une femme en tenue d’Eve, entamer mon crédit d’indulgences. J’ai fait voir, parmi les premiers, qu’un paysage n’avait pas besoin d’être peuplé de Romains casqués et de jeunes Grecques en gaze pour être montrable. Que le Bon Dieu n’avait pas créé la nature pour servir de cadre aux infortunes de Niobé. En quoi consistait, dans ma jeunesse, le métier de paysagiste ? On avait eu une indigestion, depuis la Révolution et l’Empire, de bonshommes en sandales qui semblaient ne construire, en fait d’architecture, que des ruines et ne jardiner qu’avec du lierre, du laurier et des narcisses. Maintenant c’est fini, les acanthes ont été mises en salade. On fixait des premiers plans bitumineux, denses et noirs comme les forêts du nouveau monde, avec d’épaisses frondaisons, des souches arrachées, des troncs bien sombres pour donner à tout cela une profondeur digne des dioramas des foires. Dans le lointain, on répandait une couleur qui se voulait reprise du Lorrain — que l’on aurait gagné à mieux regarder. Lui sait donner envie de rester quelques instants encore, dans la campagne, pour voir se coucher le soleil. Avant de partir dans les forêts, j’ai fait mon miel de ses tableaux : pas de mise en scène de théâtre, pas de chic, mais la poésie du soir et des ciels où ne vont pas tarder à apparaître les étoiles. J’ai soigné mes études au point d’en faire des œuvres. Tantôt rien que de l’architecture, sans un passant, sans femme à la fontaine, tantôt rien que des arbres et du vent. Des tableaux bleus pleins de nuages. C’est la probité de notre art, le reste n’est que de l’effet. Tout ce que l’on ne montrait jamais, qui restait à décorer les ateliers, je l’ai fait circuler. J’ai prêté à qui mieux mieux mes travaux d’Italie, mes petites pochades faites pour m’exercer, dans l’exaltation, l’euphorie de mon jeune temps, et qui valent bien mieux que mes vrais tableaux. Tous mes rivaux les ont vues. Tous mes imitateurs s’y sont mis, même des dames. On a trouvé cela assez fort.
J’ai peint plus de cent fois la campagne de Rome, sur le motif ou de souvenir, parfois à partir de dessins au retour de mes promenades, comme je l’ai vue, telle que je voulais l’emporter dans mes malles. Je n’ai jamais été si enthousiaste. J’imaginais, en voyant un vallon ou une ferme blanche et rouge, les souvenirs que j’en garderais. Je me réjouissais d’avance de ma vieillesse. L’énergie me venait des cailloux, des fleurs embaumantes, de mille lumières dont je m’enchantais. J’observais tout derrière moi, je revenais sur mes pas. J’ai détaillé des arbres aux branches fines et des nuages transparents, j’ai travaillé pour les petits oiseaux. Nos réalistes se sont engouffrés. Et maintenant, je m’offre le luxe de leur coller des nymphes, des centaures et des divinités des sources. Je ris. Mon confesseur en tremble. Le vieux père Corot devenu païen ? Alors je lui rappelle que les bigotes prient en rangs serrés devant mon Baptême du Christ à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Parce que j’ai aussi su faire cela. Je ne suis pas plus bête qu’un autre. Je me suis appliqué. L’ange a la tête de mon petit-neveu. L’eau du Jourdain étincelle. Je fais comme ma mère qui changeait les rubans de sa vitrine : je donne le ton, dans ma partie. La jeunesse approuve ma seconde manière et mes tableaux, au Salon, plaisent assez. Monsieur Zola, que j’ai rencontré une fois, un journaliste qui a un cheveu sur la langue, l’œil brillant et une belle barbe noire, a même écrit la semaine dernière : « Si M. Corot consentait à tuer une fois pour toutes les nymphes dont il peuple ses bois, et à les remplacer par des paysannes, je l’aimerais outre mesure. » Qu’il attende ! Qui peindrait mes rêves ? Il faut bien que je m’en occupe.
Je ne peins donc plus du tout aujourd’hui, dans mon atelier de la rue Paradis-Poissonnière, comme j’avais décidé de le faire lors de mon installation à Rome en 1825. Ce serait trop triste si les peintres n’avaient qu’une vie. Il faut montrer que l’on peut changer, devenir un autre artiste. Je ne renie rien de ce que j’aimais dessiner aux jours passés, et je garde à l’atelier des études datant de mes premiers voyages. Pour que l’on comprenne bien ce qui m’est arrivé, comment la farandole infernale des nymphes en soieries transparentes est venue danser son sabbat autour du brave petit vieux que je suis, je dois reprendre ab initio.