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J’ai péché pour avoir adoré une image. Personne ne pourra m’en absoudre. Rien ne vaut d’être contemplé que Dieu, et la beauté — son reflet terrestre. Mais Dieu seul ne peut se plier à la représentation, c’est pourquoi la beauté résiste si fort. Je touchais mes limites avec exactitude. Ce sont les limites des hommes.

Je parle d’elle comme d’une femme. Je me souviens d’elle comme si je l’avais connue. Je dois faire effort pour me dire que c’était une toile peinte. J’étais à cette époque plus exalté que je ne le suis. Ou plutôt, je ne le montre plus. Je me suis fait une vie digne du bonhomme La Fontaine et du roi d’Yvetot. On se moque du petit père Corot en blouse bleue de paysan et gros croquenots, mais moi, pendant ce temps, j’ai la paix et le loisir de rêver. Personne ne me reconnaît dans les rues. Ma mère déjà me répétait : « Mon Dieu, Camille, comme tu es commun ! Comment ai-je pu faire un enfant comme celui-là ? ». J’ai un faux-air de légume. Mon neveu a hérité de ce visage-là. C’est pourquoi j’ai voulu qu’il me pose l’Ange pour Saint-Nicolas. Je crois que c’est la meilleure action de ma vie — au moins dix années d’indulgence. Je lui ai vraiment fait plaisir à cet enfant, avant qu’on ne lui dise qu’il est laid, ce qui arrivera tôt ou tard, à sa première bluette. Il pourra penser : « Je sais bien que ce n’est pas vrai, sinon, pourquoi mon oncle Corot m’aurait-il choisi pour poser un ange ? ». Je suis parfois édifiant.

On n’a rien à colporter sur moi. Je suis un peintre qui travaille. Ma vie et mes souvenirs ne regardent personne. Je fais des rêves de jeune homme. Nul ne s’en doute. Peindre, c’est se faire un masque, et non se livrer sur la toile, comme on le croit de nos jours. À Rome, je passais des nuits ivres dans les officines du Trastevere. Je chantais des morceaux d’opéras qui me reviennent encore sans crier gare. Je dépendais des jambons. Aujourd’hui, je suis connu pour dîner à six heures et me coucher à huit. Je bois du lait, j’aime les asperges et le fromage de chèvre. Au moins ont-ils cela à raconter. Les critiques d’art, ne vont pas gloser bien longtemps.

Depuis cette rencontre, je ne suis plus tout seul à l’atelier. Dans la pièce voisine, se cache une jolie fille qui entre et sort à mon gré. C’est la Folie, mon invisible compagne, dont la jeunesse est éternelle et dont la fidélité ne lasse pas. Je la laisse sortir de plus en plus souvent. Car dans le temps de ma jeunesse, j’étais obligé de garder ma Folie pour moi et de l’enfermer dans mon armoire. Un jour, j’ai fini par ouvrir la porte et la douce Folie s’est échappée, mais j’en ai encore plein mon armoire, en réserve.

*

Lors de mon second séjour de Rome, La Dormeuse m’occupait tellement que je voulus la revoir. Au besoin, me faire à nouveau initier sous un autre nom. La société antonine n’existait plus, impossible d’en retrouver des membres, ni de savoir ce que ses abracadabrantes collections étaient devenues. Je trouvais un petit modèle nommé Marietta. Je la mis dans la pose de La Dormeuse. Mais Marietta avait les cuisses trop larges, le regard effronté, les bras trop gros. Cela n’allait pas. Comme j’avais honte de la faire poser — je manquais d’habitude, n’aimant guère les séances de modèle nu, où je suis plus gêné que le modèle, qui ne l’est pas du tout —, je lui faisais la conversation comme je sais si bien faire, dans des nuages de fumée de pipe. Elle me dit qu’elle avait un amoureux.

« Eh bien, lui dis-je, marie-toi et plante là les peintres.

— Me marier, monsieur, mais nous n’avons pas de quoi entrer en ménage. »

Je lui donnais une petite dot, avec ce que m’avait laissé un voyageur qui avait pris six études. Elle me remercia. Je vous dis que j’aime faire le bien. Et je conserve toujours ma petite esquisse, mon « odalisque romaine », qui est à monsieur Ingres ce que mon écran de cheminée est à Giorgione, en souvenir de ces cuisses si larges et si bonnes.

Obsédé par La Dormeuse, j’ai suivi tous les chemins qui partent de Rome, guidé par son fantôme. Ma vie s’est consacrée toute seule à la poursuite de cette ombre. Je suis retourné seul là où j’allais avec mes amis peintres, la première année de mon voyage : les Castelli Romani, Subiaco, Olevano, Nemi, Frascati, Ariccia, toutes les routes me ramenaient à elle. J’espérais la retrouver, voir une femme qui lui ressemble, je suis allé comme cela pêcher au lac d’Albano, marcher dans les cailloux du mont Soracte, montagne usée comme un vieux philosophe, à Castel Sant’Elia où les filles sont rousses. J’ai peint encore des dizaines de tableaux. Je faisais poser des paysannes. Elles me fournissaient les sujets de petites bambochades qui me délassaient des paysages et de l’attention extrême qu’ils requièrent.

Mes paysages sont des portraits. Plus que mes paysannes, plus que les quelques visages que, de loin en loin, je me suis exercé à reproduire, ces vues représentent les amis que j’ai aimés. Par association d’images, ce sont eux que je revois lorsque je les regarde. Les bords du Léman à Genève que mon vieux Baehr trouvait si beaux sont le portrait le plus fidèle qui me reste de mon compagnon de voyage d’autrefois. Je pense alors à sa femme idiote, à ses enfants, à tous les chefs-d’œuvre dont il se sentait capable et qu’il n’a pas laissés. Sous des dizaines de vues de Rome se cachent des tentatives maladroites pour retrouver le regard de la Donneuse, assoupie sur le Palatin, comme une géante coiffée par les nuages. Personne ne la voit. Elle ne paraît que pour moi.

Enfin, je suis allé passer quelques semaines seul à Naples. Pourquoi la chercher là plutôt qu’ailleurs. À cause du seul indice que m’avait donné Joseph : Caroline Bonaparte. J’ai admiré les Antiques, contrairement à mon intention, les bronzes surtout, qui gardent quelquefois des yeux de corne qui vous fixent. Mais je ne savais pas ce que toute cette beauté avait à voir avec mon art. Rien, sans doute. C’est là que j’ai découvert qu’il existait des nymphes, sur les sarcophages des collections Farnèse. À part cela, j’ai délaissé les curiosités, la Chartreuse de Saint-Martin, le Vomerò. Je suis resté des journées à la cathédrale, à guetter les pénitentes en prière au moment où elles se relevaient. J’ai eu des indigestions de robes noires et de dentelles. Ma Dormeuse n’était nulle part. Je suis allé voir à l’hospice San Genaro dei Poveri. Je suis allé dans les bordels de marins. Je suis allé chez un antiquaire qui gardait dans son arrière-boutique un portrait de la reine Caroline, qu’il me montra quand il sut que j’étais français et qu’il eut vu mon ruban rouge. J’étais sûr que si c’était elle, je reconnaîtrais ses yeux. Rien ne se produisit. Le diadème, les perles, les cheveux noirs ne me firent pas trembler, bien que le tableau fût bon. Je dus subir une heure de tirade contre les Bourbons ; l’antiquaire ne se cachait pas de comploter. Je n’entendais rien à cette politique. La Dormeuse avait déserté Naples.

En souvenir, j’ai gardé une vue du Vésuve, très simplifiée, avec la mer en guise de premier plan, une voile au centre et de petites taches blanches qui figuraient les monuments et les maisons de Naples. Je les ai peintes ainsi, sans fenêtres, sans portes, pour me dire qu’elles étaient vides. Je n’ai pas trop mal réussi cette fois l’effet du soleil. Je n’allais pas tarder à quitter l’Italie. J’emportais mon bonheur.

Au retour, j’étais peintre — et je m’imposais à Paris avec une stratégie de conclave : humilité, discrétion, sincérité, gentillesse, naïvetés, services rendus pour rien. Rome m’avait appris aussi à devenir pape. Je réconciliais à tour de bras les classiques, les romantiques, les réalistes. J’étais l’ami des peintres de fleurs et le soutien des peintres maudits. Monsieur Ingres, c’était la fougue contenue. Je l’avais compris devant La Dormeuse. Delacroix est un aigle quand je ne suis qu’une alouette poussant ses chansons dans mes nuages gris. Des phrases comme celles-là me valaient des amis. On nous chante sur tous les tons l’éloge de ces réalistes, puisque réalistes il y a : mais on n’a pas attendu monsieur Courbet. Le Four à plâtre de Géricault et la Dormeuse secrète d’Ingres avaient été, en leurs genres et en leurs temps, des chefs-d’œuvre du réalisme. Du moins ils m’apparurent ainsi. Et m’ont montré ce que je devais faire. Ce fut complexe. Je me suis appliqué au réel. Puis, dans mes pastorales, sans m’en détourner, je l’ai peuplé à ma guise, sans idéalisation — à mon idée. Je me suis toujours intéressé de loin au mouvement des arts. J’avais fait, à Rome, une petite vue de Saint-Pierre-ès-Liens. Dépassant du mur, je figurai le seul palmier qu’il y eût à Rome : c’était mon ironique contribution à toutes leurs fadaises orientalistes. Je voulais montrer que si j’avais voulu peindre les jardins d’Afrique, j’aurais pu.