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J’ai cherché, comme je devenais plus connu, à me rapprocher d’Ingres. Il fallait passer par madame Ingres et cela me décourageait par avance. D’autant que je sentais bien que le modèle de La Dormeuse n’était sûrement pas madame Ingres. Les Ingres donnaient l’exemple des vertus. Le couple s’était rendu célèbre dans tout Rome. Quand il était directeur de la villa Médicis, on se moquait d’eux sur tous les tons. Leurs séances de musique en famille à se donner des crampes de mâchoires. Leurs petits regards complices à chaque fausse note. Le rôti de veau. Je trouve cela plutôt touchant. On raconte qu’Ingres ne pouvait supporter la vue de la laideur. Comme ils se promenaient dans Rome, un mendiant se trouva devant eux sur l’escalier de la place d’Espagne, avec des plaies purulentes où s’agglutinaient les mouches. Que fit la douce madame Ingres ? Elle jeta son schall sur la tête de son mari pour qu’il ne voie pas cela, lui prit la main, et l’histoire ne dit pas si elle donna une obole au mendiant. C’est assez à parier. Voilà ce qui peint monsieur Ingres tel que je me l’imagine. Marchant l’œil toujours fixé sur la beauté pendant que Madeleine veille à ce que le monde ne contredise pas les visions de son poète. Je ne suis jamais devenu leur ami, l’envie m’en a passé vite. J’ai quelquefois rencontré Ingres à Paris, à la remise des médailles au Salon. Jamais je n’ai osé lui parler de La Dormeuse, et de son modèle, je me sentais si petit devant ce concentré de respectabilité. Madame Ingres portait des gants de duchesse. J’avais peur qu’il me dise la vérité, que mon aimée était une fille de joie, la maîtresse de Joseph le Maure ou la reine Caroline lassée de son sabreur, qu’elle était morte, que le tableau avait été détruit. À mon souvenir, il fallait des rêves, une légende, des personnages, des élans et des intrigues, que j’inventais. Je savais que je ne pouvais pas parler à ce monsieur si imposant de la flamme de ma jeunesse — la flamme qu’il avait fait naître et à laquelle il semblait monstrueusement étranger. Je le regardais comme un rival heureux et plus décoré que moi.

Il y a quelque temps, il m’a été donné de voir un autre tableau scandaleux et secret de monsieur Ingres, dans la collection du fastueux Khalil Bey, le Turc le plus fantasque de Paris et qui serait débauché dans Babylone. C’est un bain turc, une scène de gynécée. Je ne sais comment l’expliquer. C’est assez farce, il faut de l’aplomb et de la confiance pour oser peindre ce médaillon de merveilles, à son âge. Tentative vaine d’un vieillard malade qui veut retrouver le temps de La Dormeuse mais n’y parvient pas ? Désespoir d’un homme qui se dit au seuil de la mort qu’il n’a pas eu assez de femmes, et comme le voilà aussi engoncé qu’un ministre plénipotentiaire et aussi célèbre que monsieur Prudhomme, n’ose pas rattraper le temps perdu, et se venge en peignant, comme une obsession, cette épouvantable collection de seins ? Ou alors un hommage à la grassouillette beauté des « madame Ingres » : Madeleine, puis son sosie Delphine, avec leurs faces de plat d’omelette, et leurs poitrines de matrones. Le petit monsieur Ingres savait ce qu’il voulait. Après la mort de Madeleine, il était si malheureux que ses amis se sont mis en battue pour lui en trouver la réplique, la copie digne du maître, et en plus liseuse à ce que l’on m’a dit. Je sais qu’elle a dû poser dans cette turquerie. Est-ce bien convenable pour la femme d’un membre de l’institut ? Ingres a voulu faire là quelque chose qui m’échappe. Au moins, mes centauresses et mes angelottes sont-elles plus discrètes et de meilleur ton. Dans la pléthorique cohorte des vieillards concupiscents, je me tiens mieux.

Voici quelques mois encore, je m’étais fait à l’idée de ne plus la revoir. Je n’en parlais à personne.

J’étais retourné, un peu avant de quitter Rome, peindre à la rage du soleil au milieu des jardins Farnèse.

Je me souviens, je tournais le dos au Colisée. Je me mettais en colère contre mes tableaux, je pestais contre mes enfants. Les idées neuves me viennent en travaillant. Je me sentais inspiré. Nous étions cinq ou six à peindre dans les rochers. Un homme en chemise, au col défait, la redingote sur le bras, s’approcha de nous sans parler. Il regarda longtemps. Il compara nos travaux, s’approcha de moi, sans doute parce que j’étais l’un des plus avancés. J’appris plus tard tout ce que signifiait le nom qu’il me murmura, François de Chateaubriand, l’ambassadeur de France. Il venait d’arriver en poste, moi je quittais mes fonctions de touriste peintre. C’était au début de 1829. Je savais bien qu’il était l’auteur du Génie du Christianisme, monumental ouvrage que je m’étais bien gardé de lire, et quelle place il occupait sans doute dans cette société romaine que je ne fréquentais pas. J’ignorais que lui aussi faisait des paysages, et plus ressemblants que les miens. Je lui demandai s’il écrivait de mémoire. Il me dit qu’il ne m’entendait pas. Je lui expliquai que nous, les peintres, nous notions ainsi, comme aujourd’hui, sur le motif, que c’étaient des études, et qu’ensuite, à l’atelier, nous reprenions. Il me sortit un carnet de notes de sa poche (je reconstitue à peu près notre courte conversation) :

« Je fais comme vous, je note les idées comme elles me viennent, ensuite, je compose.

— Je tente ici une sorte d’étude définitive, je veux dire faite entièrement sur le motif, que j’aurai à peine besoin de reprendre. Mais en lui gardant l’allure d’une pochade bouclée en quelques heures. J’ai déjà peint deux tableaux comme cela, dans ces jardins. Je pars bientôt, aussi me suis-je remis face au Forum, non que les Romains m’amusent, mais vous avez vu toutes ces lignes, qui se coupent, se croisent, ces blocs mis au hasard.

— Vous travaillez à retrouver la naïveté perdue. Il vous faudra de la patience. Vous n’avez pas mal choisi, c’est la plus belle vue qui soit. Vous êtes ici au centre du monde. Cette colonne que vous peignez là marquait le point de départ des routes qui allaient du Forum à l’extrémité des terres dominées par Rome. Dans votre petit tableau, vous allez enclore l’univers. »

Monsieur de Chateaubriand a depuis fort bien écrit sur ses années de Rome. J’avais appris par cœur, moi, le vieux Corot qui passe pour ne pas avoir de lettres, parce que je n’ai jamais voulu peindre de Romains, la page où il invoque, en Allemagne, le souvenir d’une jeune fille entrevue dans les ruines de Rome. Il la nomme Cynthie, mais je sais bien, moi, comment elle s’appelait. Elle venait aussi nous voir peindre et j’étais là quand il l’a rencontrée. C’est la page que je préfère de ses Mémoires, le souvenir de cet après-midi. J’y vois tout le soleil dans l’espace d’un tableau. Il faut que je l’écrive ici, c’est presque aussi vieillot qu’André Chénier :