Je te chanterai, ô Canéphore des solennités romaines, jeune Charité nourrie d’ambroisie au giron de Vénus, sourire envoyé de l’Orient pour glisser sur ma vie, violette oubliée au jardin d’Horace.
Au moins, il se trouvera une page ornée dans mon album. Cette phrase de Chateaubriand, c’est beau comme un envoi de Rome. C’est son tableau pour le Salon. Il l’a fait à Paris ou à Berlin, mais c’est Rome qu’il fait parler, notre Rome de 1829, d’après les phrases griffonnées dans le carnet que j’avais vu. Le style du temps, beau comme une amphore peinte à la mode étrusque, fragile comme un bibelot de collectionneur, derrière les glaces cernées de bronze d’une vitrine — et, encore plus loin, dans le reflet, les joues de cette petite Romaine, qui n’avait rien d’étrusque.
J’ai revu monsieur de Chateaubriand des années après, à Paris, chez mon ami Edouard Bertin, dont le père, directeur du Journal des Débats, recevait beaucoup. Bertin aîné, bien coiffé et souriant, avait toujours l’air de s’excuser de ne pas ressembler tout à fait à son portrait par Ingres. Lorsque j’aperçus monsieur de Chateaubriand, je n’osai pas lui parler de Rome et lui remémorer notre rencontre ; je lui parlai donc de religion, pour dire quelque chose. Cela donna à peu près :
« Tiens donc, fit-il, vous êtes dévot de saint Vincent de Paul, c’est drôle.
— Comment cela ? Je ne trouve pas.
— Avez-vous déjà vu saint Vincent de Paul ?
— Je ne suis pas encore, monsieur le ministre, sujet aux apparitions.
— Ni moi, mais je le vois souvent.
— En statue, en peinture, en rêve ?
— Du tout. D’ailleurs si vous l’aimez et que vous avez un moment tout à l’heure, je puis vous le faire connaître. Saint Vincent de Paul en chair et en os, saint Vincent de Paul lui-même, momifié. »
Et nous voilà partis, monsieur de Chateaubriand et moi, bras dessus bras dessous, pour la chapelle des lazaristes de la rue de Sèvres. Il faisait nuit. Nous nous entendions bien ; il me proposa même de déjeuner avec lui le lendemain. En passant rue du Bac, où l’enseigne était décrochée depuis longtemps, je ne pouvais pas ne pas me souvenir de mes lamentables premières années de commerce. Monsieur de Chateaubriand était un prestidigitateur, avec pour spécialité de faire apparaître les spectres. Mon cœur était, vous le voyez, à la nostalgie. Cette seconde rencontre eut le pouvoir de me ramener à mes années d’Italie. Au contact du grand homme, j’étais devenu à moi seul une élégie versifiée. J’étais si ému que, sans en rien dire à mon illustre guide qui se serait gaussé, je me crus à Rome, je me vis dans les catacombes de mon initiation, avec l’odeur de laurier bouilli. La chapelle était fermée, mais pour monsieur de Chateaubriand, elle s’ouvrait même au cœur de la nuit — le concierge avait l’air habitué au désordre de ses dévotions. Mon sentiment se fortifia en entrant dans la chapelle obscure, déserte à cette heure. Nous avons monté l’escalier qui conduisait à la châsse. Là, devant ce cadavre qui avait parlé à Louis XIV, aux joues creuses et aux yeux clos, dix fois repeint par de pieuses religieuses en cornettes, drapé dans sa bure, devant ce torse sans viscères, cette si évidente sainteté, j’eus la plus sacrilège des pensées. Je m’agenouillai. Je crus me voir face à la belle endormie aux yeux ouverts. Je n’osais regarder le grand homme au crâne chauve qui, à mes côtés, s’était agenouillé de même, la lampe-tempête posée à ses pieds. Je crois qu’il sortit un chapelet de sa poche. Les deux corps, la Dormeuse et le gisant, se superposaient pour n’en plus faire qu’un, que je vénérais à genoux. Quand il jugea que le temps écoulé était suffisant, Chateaubriand se releva. Il me faisait rire avec son chapelet dans sa poche tandis que tout Paris répétait les noms des dames qui brodaient ses mouchoirs. Dans la rue, nous nous taisions. Je n’osais pas lui parler de ses œuvres que je n’avais alors pas lues, il ne me parla pas de mes tableaux qu’il n’avait pas dû voir. J’étais ému. Comme je ne trouvai rien à lui dire, il se garda bien de me rappeler le déjeuner du lendemain.
Cet épisode se lie pour moi à la découverte la plus étonnante que je fis à propos de La Dormeuse. J’ai peine à croire ce que j’ai deviné. Il est possible que l’on ait voulu m’abuser. Je suis un petit vieux bien naïf. L’année dernière, je rencontrai, dans un salon ami, où l’on m’invitait tous les mardis, ce que l’on nomme très vulgairement « un vieux tableau », une dame énorme, plus en deuil qu’une gravure de la reine Amélie, madame C.-M. ***, ancienne cantatrice qui avait perdu voix et jambes et que l’on voiturait en chaise roulante. Comme personne ne s’occupait d’elle, je considérai de mon devoir de lui faire la conversation. Elle chuchotait. Sa chaise mal huilée grinçait un contre-mi quand elle se penchait pour parler. Comme je n’avais rien à dire, je parlai de la religion et de mon ami monsieur de Chateaubriand. Comme il se doit, elle l’avait lu. Comme il lui rappelait sa jeunesse, elle avait pris l’air heureux. Tout était dans l’ordre des choses. Elle me révéla alors qu’elle était Italienne et me fit comprendre qu’elle avait vécu à Naples du temps où Narbonne-Pelet y représentait la France. Ce qui remontait bien à la Restauration. Vous pensez comme, d’un coup, elle m’intéressa. J’avais jusqu’alors interrogé bien des personnes qui avaient connu Naples après 1815. On m’avait maintes fois raconté le retour des Bourbons, Murât fusillé, l’allégresse dans les rues : personne ne savait rien d’un tableau représentant une jolie femme.
« Une jolie femme, fit madame C.-M. ***, ne serait-ce pas, dites-moi, cette Dormeuse nue laissée par monsieur Ingres ? »
Je la regardai, stupéfait. Depuis près d’un demi-siècle, j’avais posé cette question à des centaines de personnes, à des prélats, à des Anglais, à des comédiens ambulants, à des capitaines au long cours, à des paysans de Barbizon qui ne savaient pas si Naples n’était pas le Kamtchatka. Je m’étais lassé. Enfin ! Dieu ne permettait pas que je meure sans avoir pénétré ce secret. Mes années de piété allaient avoir leur récompense. Merci à saint Vincent de Paul. Je restai coi. Elle me crut sourd et haussa d’une octave :
« C’est un tableau qui a compté pour moi plus que je ne saurais dire. Je l’ai vu souvent, il était chez madame de Narbonne, qui l’avait sauvé, dans la tourmente napolitaine de 1815, en le faisant mettre à la résidence de France. Une assez belle femme peinte, un peu canaille, mais que dirait-on maintenant, on la trouverait bien sage. C’était le style de monsieur Ingres, mais vous savez cela puisque vous êtes peintre. On peut dire qu’elle a été ma rivale, cette Dormeuse, et que je lui en ai voulu. »
Elle se lança alors dans son grand air, une histoire qu’elle devait parfaire depuis cinquante ans. Elle me fit comprendre qu’elle avait été du dernier bien avec un jeune peintre dont elle ne voulut pas me dire le nom — peut-être vivait-il encore sous les ors de l’institut — dont elle avait été folle. Elle l’avait connu à Naples du temps où elle était splendide et divine et unique et l’avait ensuite retrouvé à Paris. Il avait exigé d’elle une preuve d’amour étonnante. Il avait voulu qu’elle lui procure une autre femme. Une femme en peinture, qu’il avait vue à une réception chez les Narbonne. La tractation ne fut pas facile. La chanteuse dut promettre à l’ambassadrice trois saisons pour le San Carlo, d’être présente à vingt-sept dîners, de donner pour rien huit concerts devant le corps diplomatique, en échange de quoi le tableau prit la route de Paris. Elle s’était dévouée pour la France.