« Ce que le tableau est devenu ? Mais je n’en sais rien, nous nous sommes brouillés à cause de lui, c’était inévitable. Il l’aimait. Je crois bien qu’il l’a gardé, la brute, je ne sais pas ce qu’il en a fait. Il est détruit, ou alors il a été reconduit en Italie entre deux gendarmes. C’est ce que l’on m’a dit, oui, je me souviens vaguement que l’on m’en avait reparlé, mais vous dire qui, et où en Italie… » Je restai à méditer dans le coin du salon où nous nous étions mis. Je la regardai après quelque temps. Elle s’était endormie. J’observai ses paupières closes, je pensai malgré moi à saint Vincent de Paul momifié. Un sentiment étrange me pénétra. Un nouveau sacrilège, plus terrible encore que le premier. Trois cents jours d’indulgence en moins. Je n’eus rien le temps d’analyser, car l’hôtesse arrivait vers nous : « Alors, qu’est-ce que je vois, mon petit père Corot, toujours aussi fin causeur, vous avez réussi à endormir ma belle madame C.-M. ***, vous êtes bien le premier. Madame, s’il vous ennuie, je vous roule plus loin. Les paysagistes sont assommants comme la pluie. »
En partant, cette version féminine de la momie de saint Vincent de Paul me donna sa photographie par Nadar. Elle la tira doucement d’un petit porte-cartes en argent qu’elle avait dans le sac à ouvrages de dentelles noires qui lui réchauffait les genoux. Chez moi, je regardai le cliché de tous mes yeux. Elle était assez belle et la lumière venait bien sur ce visage de vieille femme. Je nettoyais ses rides, je tirais sur la peau de cette face comme un embaumeur, je remodelais ses lèvres, je la réveillais et je me demandais sans fin : « Si c’était elle ? »
« Ma rivale » avait-elle dit en souriant. Si c’était elle la femme peinte dont elle était jalouse ? La vieille madame C.-M. ***, cette diva édentée, la femme de ma vie. Il fallait me faire à l’idée. Je portais son deuil, elle était vivante, drapée de noir, je l’avais même hypnotisée. Si je la demandais en mariage ? Je pousserais son fauteuil mécanique. Je le repeindrais en bleu et en rose. J’irais dès que possible lui faire une visite. Je me jetterais sur l’impotente, je soulèverais ses jupes, je tirerais ses bas, je verrais bien si elle a une petite tache brune au mollet droit. Ce serait mon triomphe. Je me crus le héros d’un conte fantastique d’Hoffmann. J’étais prêt à vendre mon reste d’âme, à brader mes mois d’indulgence. Puis je n’osai pas. Je restai chez moi à penser à elle. Je tombai amoureux, dans le cours de la semaine suivante. Si j’avais eu l’esprit plus romantique, je l’eusse prise pour la Mort. Elle m’obsédait. J’étais sûr qu’elle avait les yeux de La Dormeuse. Je ne voulais pas aller la voir, j’attendais de la rencontrer à nouveau. On ne trousse pas si volontiers, même à mon âge, les jupons brodés de la Camarde. Peu de jours après, on m’annonça sa fin. Elle n’était pas venue me rechercher. Je n’étais pas allé la voir.
Elle avait dit : « Peut-être en Italie. » Elle en savait plus qu’elle n’en avouait.
Plus je vieillis, plus le souvenir de cette nuit dans les cavernes me revient et me hante. « Violette oubliée au jardin d’Horace », phrase séchée entre mes pages, je pleure en repensant à elle, à ce temps d’autrefois dans Rome. J’ai rouvert souvent ma fenêtre, pour peindre le paysage qu’elle encadre : à Ville d’Avray, chez nous, le petit chemin, l’étang et la maison Cabassud, à Orléans, les toits au faîte de tuiles avec la tour de Saint-Paterne, les jardins Boboli à Florence, à Rome encore quelquefois — mais je me souviendrai toujours du premier matin où, en Italie, j’avais écarté la table, pour placer mon chevalet devant le ciel. Ces journées ont été le meilleur de ma vie. J’ai encore bien des idées, le vieux père Corot prépare sa prochaine manière. Je vois tout autrement. C’est comme si je n’avais jamais su faire un ciel, car ce que je vois est bien plus rose, plus profond, plus transparent et plein d’odeurs. Ah, que je voudrais vous le rendre en quelques phrases, et vous montrer jusqu’où s’en vont ces immenses horizons. Mais à chacun son métier, vous viendrez à l’atelier. Je ne voudrais tout de même pas mourir sans avoir fait un chef-d’œuvre. Je suis vieux, je veux une nouvelle fois retourner en Italie. Je suis sûr que madame C.-M. *** m’a menti, qu’elle n’a dit la vérité qu’à demi. J’ai rangé son portrait dans mon tiroir de photographies et je la regarde parfois. J’aurais dû la faire parler plus.
J’irai chercher ma belle à Rome, j’irai à Naples, je veux la revoir, ouvrir mes yeux devant les siens. La Dormeuse pour laquelle je donnerais tous les paysages, les jardins Farnèse, le pont de Narni, le Pincio à la tombée du jour, la villa d’Hadrien à Tivoli, le petit Chaville, les étangs de Mortefontaine. Je donnerais même mes nuits sur la plage d’Ostie. J’irai en Italie en faisant vœu de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien sentir, je m’empêcherai de respirer l’air de Rome, je me retiendrai de nager comme autrefois, j’avancerai à genoux, je passerai les Alpes sur un âne, je franchirai le Rubicon sur un pont de bateaux, j’irai baiser l’anneau du pape, je prêterai serment à Garibaldi, j’ouvrirai une boutique de perruques sur le Corso, je peindrai en jaune l’arc de Titus, je ferai tout ce que l’on voudra. Je ne veux pas mourir sans l’avoir revue. Il faut que je trouve la force de partir.
III
LA COURSE DE CHEVAUX LIBRES
(Rome et Naples en 1817)
Monsieur Théodore Géricault que j’ai longtemps fréquenté n’avait rien d’un fou. On a cru, en voyant ses études d’après des cadavres, ses plats de membres arrachés, qu’il était une sorte de fauve échappé du Jardin des Plantes, aux dents écumantes de sang, avec le poitrail fumant. Fond noir et figures rouges. Parce qu’il a peint les chevaux comme aucun autre, on l’a transformé en palefrenier ou en écuyer du cirque Franconi. Et quand on verra enfin publiquement la série de têtes d’aliénés qu’il fit pour le docteur Georget, et que celui-ci a disposées chez lui comme autant de portraits de famille, que ne dira-t-on pas ? Non, la vérité c’est qu’il n’y avait pas plus bonhomme, enjoué, affable, que monsieur Théodore Géricault. Je n’aimais pas trop la peinture, que je trouve un beau mensonge, mais lui sut m’attacher et c’est pour lui que je pris ce premier métier. Il n’était pas comme les autres peintres ; il aurait pu être général d’armée, navigateur, ou médecin, il savait tant de choses. Il ne trichait pas. On s’amusait en travaillant pour lui. Il souriait comme il peignait, franchement, sans se reprendre, en pleine chair.
Je fis sa connaissance à Rome au printemps de 1817. Je parlais déjà bien français, élevé par un oncle qui avait connu le général Bonaparte l’année du pont de Lodi et lui avait servi de secrétaire. Le grand homme parlait parfaitement l’italien, il l’écrivait aussi mal que le français. Moi je ne l’ai jamais vu. Il y a peu d’hommes de notre temps qui n’ont jamais vu Napoléon. Tous sont allés au moins à une revue de la Garde. Il dictait à mon oncle en français, celui-ci devait transcrire sans fautes en italien, et lui donner pour la signature. Mon oncle ne voulait pas que nous allions à Paris, où on lui proposa sous l’Empire une bonne place au ministère de l’intérieur. Il aimait trop Rome. Mais il pensa qu’il me serait utile de me faire comprendre en deux langues. Il ne se doutait pas que ce serait pour me faire rapin. Rester un artiste italien raté dans Paris, un médiocre peintre français dans Rome, j’avais le choix. Il m’aurait plutôt vu célèbre, comme monsieur Ennio Quirino Visconti, notre compatriote, conservateur des Antiques du Muséum de Paris. Il aurait été fier. J’ai pris une autre voie, mais pour un petit-fils de paysan des Castelli, je ne m’en suis pas mal tiré. Je me suis dévoué à un homme que j’admire. J’ai pu acheter une ferme dans le Perche, qui rend bien, ma femme a des chapeaux à la dernière mode qu’elle va choisir rue du Bac. Moi aussi, j’ai eu ma gloire, et maintenant, une certaine renommée ; j’ai même été peint. Par mon maître Géricault, bien sûr, de nombreuses fois, en petits morceaux, car je posais pour lui, un pied par-ci, un torse par-là, je suis partout dans ses tableaux où l’on ne me reconnaît point, mais surtout, monsieur Charles Billoin, qui est un bien grand artiste, a fait mon portrait tout entier, avec la tête, dans sa toile, qui est un vrai morceau pour l’histoire, de La Dernière Etude de Géricault. J’en ai pleuré quand je l’ai vue. Il a si bien rendu le visage de monsieur Théodore Géricault tel que je l’ai veillé à son lit de mort. Jaune comme la cire, les joues creuses, les yeux enfoncés par la mort, mais le profil du grand Condé à Rocroi, la barbe mal taillée, l’air d’arriver d’une chasse ou d’une émeute. Il est mort jeune, mon beau maître, il n’aura pas connu la vieillesse, si triste pour les peintres. Nous étions quelques-uns, Jamar, Lehoux, Montfort, à pouvoir nous targuer d’être les « élèves de Géricault », qualité plus rare que celle d’élève de David ou d’élève d’Ingres — on en peuplerait Londres et les alentours — mais c’est mon profil de médaille que monsieur Charles Billoin a choisi, et je n’en suis pas peu fier. J’avais mes admiratrices à l’époque. Mademoiselle Prévôt, au Palais-Royal, me donnait des bouquets pour rien. Mes enfants verront cela au Musée.