Выбрать главу

Monsieur Théodore Géricault était venu s’ennuyer à Rome après s’être bien ennuyé à Florence, à ce qu’il m’expliqua. Rome ne le distrayait guère, c’était un cimetière en carnaval, me dit-il. J’étais entré à son service quelques semaines auparavant, et nous nous appelions déjà par nos prénoms. Je dois ce privilège à ma grand-mère de Ravenne, pétrie de barbarie, qui m’avait fait nommer Teodorico. À Ravenne, on voit le mausolée de Théodoric, éventré par la foudre le jour de sa descente aux enfers, une large pierre ronde fracassée. Cela plut tout de suite à Théodore qui ne m’appela plus autrement que Théodoric et exigea la réciprocité, mais je lui ai toujours dit vous. « Un cimetière en carnaval » : en février commençaient les réjouissances, et notre ville fait parfois aux étrangers l’impression d’une vaste sépulture. C’est bien à tort. Je me faisais fort de lui montrer les plaisirs de Rome.

*

Je savais ce qui lui plairait : la course de chevaux libres sur le Corso. J’y allais chaque année depuis que j’avais l’âge de ne pas être écrasé par la foule. De la place du peuple à la place de Venise, la rue devenait arène. On sablait, on tendait les maisons de vieux tapis, chacun se mettait à sa fenêtre, on s’entassait dans des tribunes en bois, les familles rivalisaient de damas reprisé et d’armoiries en fil de cuivre. Les chevaux, dressés pendant toute l’année, se bousculaient, heureux de combattre sans cavaliers. Tout Rome s’y retrouvait. Au départ, les maîtres des écuries caressaient leurs bêtes, un atelier de maréchal-ferrant s’était improvisé pour réajuster les fers et dégageait une puanteur de corne brûlée. Le départ se faisait dans le tumulte et les piétinements. On caressait les filles. Théodore et moi courions pour être à l’arrivée, le moment le plus beau, la ripresa, quand les hommes, à mains nues, doivent arrêter les chevaux fous.

Ce furent les premières toiles qu’il fit à Rome. Il trouvait le sujet beau comme l’antique et grand comme le moderne. Il s’exerça dans les deux manières, alternant les toiles qui montraient l’action dans Rome et celles qui lui donnaient pour décor une ville antique aux colonnades d’imagination ou une plage vide sur le rivage de la Grèce. Le plus beau cheval, il le peignit dans ce décor grec, arrêté par des esclaves. Il voulut que l’un des personnages portât le bonnet de Phrygie. Lui aussi était libre. Théodore Géricault était un héros de l’ancien temps. Aimé comme Hannibal, grand comme Scipion, sage comme Cincinnatus, jeune comme Bonaparte et Desaix. Je l’accompagnai à Naples. Il me demanda de le suivre à Paris. J’exultai, et me dévouai à sa peinture jusqu’à sa mort.

Je voulus tâter du grand art. Je m’essayai au nu académique, sitôt arrivé à Paris. Mes débuts furent médiocres. Théodore, pour m’encourager, me dit que lui-même, les premiers mois, n’y excellait pas : « Guérin, mon maître, me disait quand je faisais des tartines comme les tiennes, que mes académies ressemblaient à la nature comme une boîte à violon à un violon. » À chaque fois que je marquais trop un muscle, il me disait « Tu violones, je finirai par t’envoyer chez monsieur Ingres. » C’était parler du père Fouettard. L’atelier d’Ingres différait de tout ce que l’on avait pu connaître jusqu’ici. Certes, les élèves se faisaient des politesses ; quand ils arrivaient le matin, ils se demandaient de leurs nouvelles. Vous imaginez. On y jouait de la musique le soir, cela tournait au salon de province. Les guéridons et les pendules étaient astiqués par deux bonnes. Des fleurs séchées s’empilaient sous des globes de verre. De vieilles peintures italiennes donnaient des transes aux vieux prêtres qui en expliquaient les sujets. On y apprenait beaucoup, mais j’avais peur d’y entrer. Il endoctrinait ses disciples, les bombardait de maximes toutes faites et ne les laissait pas réfléchir. Sous prétexte de leur faire copier la nature, il leur faisait copier la nature comme il la voyait. Je me serais ennuyé chez Ingres. Au fond de moi, la vie de rapin me convenait, préparer les toiles, acheter les couleurs, bavarder avec les modèles, je ne souhaitais pas trop devenir peintre.

Notre atelier de Paris ressemblait à un Louvre en réduction. Monsieur Géricault avait refait lui-même une bonne trentaine de toiles du Muséum : il s’était entouré de maîtres qu’il aimait et avait appris son métier en cherchant à imiter le leur. C’étaient là plus que des pochades. Voilà comme on devrait toujours faire. Je me souviens qu’il me les montrait, en m’expliquant pourquoi il avait choisi de copier tel ou tel. Il me désignait Le Martyr de saint Pierre des dominicains, copié d’après Titien, où l’on voit un grand coup d’épée, l’autoportrait de Rembrandt, si réel qu’on aurait dit qu’il s’en allait marcher, le marquis de je-ne-sais-quoi, peint par Van Dyck ou Rubens, je ne sais plus, sur un magnifique cheval blanc que je vois encore. Mon maître avait voulu le portrait du cheval.

Monsieur Théodore Géricault possédait un tableau d’Ingres, qui n’était pas une copie. C’était cette Dormeuse de Naples que l’on a si longtemps cherchée, que l’on cherchait déjà en ce temps — mais qui l’aurait trouvée dans l’atelier du peintre de la Méduse ? On l’a crue détruite dans les bouleversements de la chute de Murât, c’est une erreur, c’est une autre odalisque, achetée par Murât à Ingres quelques années plus tôt, qui a péri. La Dormeuse a survécu à Naples, elle est venue à Paris. Je l’y ai vue. Il ne la montrait à personne. J’ai dû soulever le drap en cachette. Il me surprit. M’arracha le voile des mains. Accepta avec sa bonne grâce coutumière de m’en parler. Sans jamais me révéler tout ce qu’il savait. Mais j’étais malin.

Je crois bien qu’on la cherchera encore. Il se peut pourtant qu’elle soit au musée, à ce que l’on dit. Il l’aurait découpée, un jour où il n’avait rien pour peindre et aurait refait par-dessus son tableau des courses d’Epsom en Angleterre. Je n’ai jamais vu cela, n’étant pas près de Théodore à cette époque. Je ne l’avais pas accompagné à Londres, voulant organiser ma vie à Paris. À vrai dire, je ne crois pas la découpure possible, et l’on verra pourquoi.