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Un succès, un peu de gloire, et surtout une conscience à peu près contentée, et l’on reprend ses chères douleurs.

Nous nous sommes mariés le 4 décembre 1813, à Rome, en l’église de Saint-Martin-des-Monts. Martin est un saint qui me plaît : pouvoir partager son manteau avec le pauvre que l’on aime. Martin, le guerrier généreux. Le saint qui, pour donner, ne descend pas de son cheval. Je voyais déjà le carton d’un vitrail. Avec un Martin bien raide et sérieux comme un pape, qui ne sourit pas en faisant le bien — et un lourd drapé de l’époque gothique, rouge orangé, au centre de l’image. Je me souviens de m’être fait ces réflexions sous les voûtes ocre de l’église en voyant la poussière flotter dans la lumière de mon vitrail imaginaire. Ma joie sonnait à l’orgue. C’est tout ce que je garde de cette journée, cette chaleur rose et jaune, assortie à celle de mes joues, avec quelques-uns de mes aphorismes, auxquels je ne crois qu’à demi et que je préfère, en rappelant cette grande circonstance de ma vie, épargner à mes lecteurs. Vous savez, des pensées d’album, sur les femmes, le bonheur ou la fidélité.

Je n’avais pas pensé pouvoir être amoureux. Mais je voulais une femme qui pût s’appeler madame Ingres. Depuis ma mère, la place était à prendre. Madeleine était pour cela plus parfaite que je ne l’eusse souhaité. Je me surpris à jouer l’amour. Je faisais le galant de comédie. Madeleine me comblait. Je ne cherchais pas à feindre ou à la bercer de sentiments que je n’éprouvais pas. Je me persuadais que je l’aimais, puisque j’étais heureux. Nous faisions de la musique et, dès les premiers jours, en me moquant un peu de moi-même, je repris mon vieux violon, un temps délaissé. Je lui fis aimer Gluck, aujourd’hui si passé de mode. Elle chantait juste, avec cette voix qui me plaisait chez les femmes un peu fortes. J’aurais voulu, dans mes portraits d’elle, laisser deviner sa voix ; je n’y suis jamais arrivé. Mon bonheur avec elle, tant il était paisible, fut durable. Jusqu’au jour où je l’ai enterrée.

Or, dès sa descente de la vettura — sorte de malle-poste verte et jaune que je n’oublierai jamais —, dans les jonquilles du tombeau de Néron, le mal était fait. Je jouais trop bien les amants éperdus pour que ce ne fût pas suspect. J’étais trop doué. Madeleine s’émerveilla de mon accueil. Elle portait un manteau de voyage à la mode de province. Je trouvais cela sans prétention et de très bon goût.

J’appris, en quelques semaines, en mimant d’abord, ce que je savais si bien peindre : ce qu’était, pour moi, la passion. Madeleine, en arrivant, pour rire, déplia ses ombrelles une à une. J’aurais aimé peindre cela, si j’avais eu le pinceau de monsieur Corot : ces taches de couleurs pures, rondes, en ligne, devant les montagnes, sous les nuages, la malle ouverte. Un cercle jaune, un cercle bleu, un cercle vert, un cercle blanc, un cercle noir.

Je ne tardais pas, un peu plus tard, à être pour de bon épris. Depuis, je n’ai cessé de l’être, et je l’ai caché à tout le monde. J’ai eu plus de maîtresses que ce lion de Delacroix. On me croit le modèle des vertus domestiques. Je suis un grand dissimulateur. Je me suis toujours lassé au bout de quinze jours. Mais qu’importe, puisque nul ne l’a su. C’étaient des femmes qui me faisaient plaisir mais qui m’eussent rarement fait honneur. J’ai même eu un homme, pour essayer. Pas n’importe lequel, je vous l’assure : Joseph, le maure qui agite un drap dans Le Radeau de la Méduse, le modèle de Géricault. Il ne m’a pas laissé un souvenir inoubliable. Un naufrage, autant le dire. Je ne me suis plus aventuré. Voilà qui m’épargna d’avoir à faire le voyage d’Orient. Car on sait bien pourquoi messieurs les peintres, et quelques écrivains, tiennent tant à leur séjour au Caire. C’est une manière de faire, sans scandale et sans suite, ces quelques petits essais qui, en Europe, ruinent une réputation. Avec Joseph, c’était le dépaysement à domicile, et une discrétion de conspirateur. Personne n’a jamais su qu’un jour il était venu poser chez moi, et que je l’avais gardé après l’heure. Pas un caricaturiste du Salon qui aurait osé pareille charge : « Le bon monsieur Ingres embroché et rôti par le nègre de la Méduse. » La guerre des classiques et des romantiques. C’est que Géricault peignait des esclaves libérés de leurs chaînes et moi, bien sûr, mes éternelles captives de harem, mes femmes sans voiles dans mes décors sans figures. Avec des eunuques pour les garder et leur chanter des mélodies. Ce qui n’arrangeait rien. On ne m’a jamais pris pour un rebelle.

Joseph, c’était pour rire, je le mentionne pour l’anecdote. Le secret de ma vie est ailleurs. Seule la première a compté. Celle qui, avec la vraie passion, m’a enseigné ce que je cherchais par mon art, ce que ne m’avaient appris ni les maîtres ni David, ce que j’avais jusqu’alors à peine entrevu, ce que je ne savais pas même devoir combler ma vie, la beauté. La beauté de la nature, pas celle de l’époque et du goût de notre temps, la beauté selon moi, incarnée dans une femme. La première, celle de Naples — et qui n’était pas Madeleine Ingres.

J’étais parti passer trois mois à Naples, en 1814, pour faire des portraits de la famille royale. Napoléon donnait des royaumes à ses frères et sœurs. Murât avait eu le bon sens d’épouser Caroline. Il s’était ensuite couvert de gloire, sabrant lui-même, au milieu de généraux qui se bornaient à commander. À Aboukir, il hurlait à la charge, quand une balle lui traversa les joues. Bonaparte le félicita d’avoir, pour une fois, ouvert la bouche avec à-propos, et lui conseilla de se laisser pousser les favoris. Il y gagna un profil royal, qu’il put bientôt faire frapper sur les monnaies napolitaines : JOACHIM NAPOLEON REX. Mais je ne vais pas me mettre à raconter l’histoire de l’Empire. Murât, donc, roi empanaché de ce paradis, m’avait vu à Rome en 1809 et m’avait même acheté une odalisque à peine terminée, assez maladroite, moins achevée que les deux tableaux que j’entrepris ensuite sur ce thème. Il était venu lui-même à l’atelier : il me causait à mi-voix, comme s’il avait peur de parler d’art à un artiste. Je m’appliquais à voir les cicatrices sous les favoris, pour savoir si la légende était authentique. Ma toile a dû périr dans la catastrophe du roi cavalier et le retour des Bourbons. Je ne la regrette pas. Officiellement invité, peu après, j’avais pour tâche d’exécuter un grand portrait de la famille, un portrait de la reine, par lequel je commençais, et deux femmes endormies. Cela ne me laisserait pas le temps d’aller à l’opéra ni de faire le joli cœur en contemplant le golfe au clair de lune. L’une de ces femmes est l’Odalisque que je montrai ensuite à Paris. L’autre fut celle que je nommai La Dormeuse et dont je me souviens ici. La Dormeuse de Naples.

*

Je l’ai rencontrée dans la rue. Je revenais de Caserta, le palais royal : la reine Caroline avait posé tout l’après-midi, et j’avais encore en tête les esquisses que je venais de dessiner. Je respirais la poussière de la route et j’étais si jeune et si bête que je devais trouver que cette poussière d’Italie sentait bon. J’avais, en parfait cavalier, des bottes neuves à revers clair, mais j’allais à pied. Personne ne m’a jamais vu sur un cheval. La reine me plaisait, elle se forçait à faire la souveraine. D’autre souveraine qu’elle-même, elle n’en avait pour ainsi dire jamais vue — excepté Joséphine et les petites Bonaparte, qui improvisaient de leur mieux, chacune de leur côté, sous l’œil de dames d’honneur bien nées qui faisaient mine de ne rien remarquer. Elle me parlait de Napoléon pendant les séances de pose, je me remémorais en rentrant dans la ville les anecdotes touchantes qu’elle m’avait doucement contées sur son miraculeux frère. L’épopée me frôlait de son aile brûlante, le sable des Pyramides, les étangs gelés d’Austerlitz. On croyait ferme alors à toutes ces sornettes. Napoléon s’envolait sur un quadrige de feu au milieu du plafond de l’histoire, couronné de lauriers par la Victoire aptère. Il était tard, le soir allait tomber. J’avais hâte de retrouver mon violon et mes partitions de Viotti. D’ouvrir l’écrin doublé de rouge. Je vis arriver mon héroïne.