— T’es rudement malin, monsieur Blanc, reprends-je avec force. Toi alors, t’as pas les yeux dans ta poche. Et tu sais faire fonctionner ta cervelle. C’est pas seulement du bon café que tu me donnes à boire, mais aussi du petit-lait.
Il se méprend :
— Ramadé, dit-il à son épouse, donne du lait à mon copain flic.
Je vais pour refuser mais je m’abstiens, pensant qu’un peu de sirop de vache « coupera » la force explosive du café.
— Je t’écouterais tout la nuit, tellement tu racontes bien, monsieur Blanc.
— Oui, je sais. Quand on va en vacances dans mon village, à Roulé Boulé, je leur cause de Paris pendant des heures et des heures. Et ils veulent toujours encore et encore…
— Cette religieuse qui priait au côté du rouquin, tu as pu la voir malgré sa cornette ?
— Oui, je l’ai vue. Mais pas quand elle priait : quand elle est partie.
Il développe :
— Moi, je finissais de balayer la place, tu comprends, mon vieux ? J’avais réuni mon matériel et je filais au dépôt avec ma petite poussette. Bon, la religieuse sort.
— Tu es sûr que c’était elle ?
— T’es con, mon vieux : y en avait qu’une dans l’église quand j’y suis t’été.
— Je te demande pardon. Et alors ?
— Et alors elle sort par la petite porte, justement. Elle est passée devant moi juste, et elle a traversé la rue. C’était une sacrée belle religieuse, je te le dis, mon vieux. Le Seigneur, Il se mouche pas du coude ! Des yeux bleus comme les anges, mon vieux. Une figure en triangle.
Il se signe :
— Si j’oserais, sans blasphémer, dessous, ça ne devait pas être dégueulasse, mon vieux. Et tu sais, j’ai l’œil, mon vieux. Oh ! la la ! pour avoir l’œil, j’ai l’œil ! Moi, les belles gonzesses, tout en balayant, je les vois venir de loin !
Il éclate de rire. Sa superbe langue rose comme du jambon de Westphalie remue tel un lapereau dans son nid.
— Tu n’es pas musulman, monsieur Blanc ? Je croyais qu’au Sénégal…
— Dis, tu déconnes, mon vieux ! Je suis de l’élite. Mon grand-père était tirailleur sénégalais et il a gagné la guerre de Quatorze, quoi, merde !
— Donc, la religieuse était jolie ?
— Putain, mon vieux, l’autre nuit, ils ont passé un film cochon sur Canal Plus, y avait une religieuse dévergondée dedans, j’ai cru que c’était elle.
— Elle est montée dans une auto en quittant Saint-Sulpice ?
— Penses-tu ! Tu crois que les religieuses ont des autos dans Paris, toi ? Qu’il est con, ce flic ! A pince, mon vieux, à pince ! Remarque, elle habitait pas loin.
Il a l’art et la manière de me faire triquer du cervelet, ce diable d’homme ! C’est la fée Marjolaine déguisée en balayeur sénégalais chez qui j’ai sonné. Et dire que s’il n’avait pas foutu sa musique de chiasse au max de l’ampli, je n’aurais pas eu l’idée de le contacter. L’existence, de plus en plus, je m’aperçois que c’est une étoffe tissée de menus hasards, de rencontres fortuites, d’incidents à peine discernables qui s’emboîtent. Quand tu as étalé le tout, tu constates que ça forme destin. Rien n’a été inutile. Tout avait sa juste place, sa signification en devenir. Tout devait être conservé pour l’exécution du motif global.
— Attends, monsieur Blanc, veux-tu dire que la religieuse est entrée dans une maison, que tu as vu cette maison et que tu sauras la retrouver ?
Son grand rire infini ! Il prend ses chiares insomniaques à témoin.
— Vous vous rendez compte comme il est con, ce flic ! Je lui dis et il demande ! Mais faut te causer comment, vieux ? Bien sûr que je sais retrouver sa maison à la religieuse. Je passe tous les jours devant, dis ! Mais où tu as la tête ?
Je me dresse, blême, fantomatique (je me vois dans la glace aux cartes postales fixée au-dessus de la desserte).
— Sois gentil, monsieur Blanc, viens me montrer cette maison, je te ramènerai tout de suite après.
Lui, c’est pas un bêcheur. Partant au starter sans bavure. Il est déjà debout, gigantesque. Il biche un tee-shirt sur un dossier de chaise et l’enfile prestement, le lançant adroitement en l’air pour le faire s’ouvrir et y passant simultanément bras et tronche.
— On y va, mon vieux, on y va ; il faut pas t’énerver. Qu’il est con, ce mec, mais qu’il est con !
MA NUIT BLANC
Un taxi diesel teuf-teufe devant nous dans la rue Vazydon-Monga[7], cette artère étroite qui, partant de la rue Fouille-mer II[8] se jette en passant et pour en finir place des Femmes en cloque[9].
M. Blanc, qui n’a cessé de caresser l’exquis cuir fauve de ma Maserati pendant le trajet, s’écrie :
— On arrive, mon vieux. Je vais te faire voir où que c’est.
Un berceau providentiel me permet de placarder ma tire, bien qu’un clignotant rouge y interdise le stationnement.
Jérémie a du mal à s’arracher.
— Ce cuir, me dit-il, tu croirais franc la peau de ma femme, mon vieux. Sauf que la peau de ma femme est plus froide.
Nanti de cette précieuse information, je déhotte. J’adore ces ruelles du sixième, aux immeubles souvent ventrus comme s’ils avaient pris de la bonbonne avec l’âge, et aux pittoresques boutiques où se pratiquent des commerces comme il n’en existe pas ailleurs : marchands de cartes marines anciennes, de décorations, d’ouvrages consacrés uniquement à la maladie du charbon chez le mouton à tête noire d’Écosse, marchands de boutons de vestes de chasse du dix-neuvième ou de moulins а café à manivelle, il y a là un foisonnement de petits magasins dont on se demande par quel miracle ils permettent à leurs propriétaires de survivre et si ces derniers, pour « boucler », ne sont pas obligés de faire des pipes dans leurs arrière-boutiques.
Le grand Noir (sans sucre) marche à longues enjambées vers un mur jaunasse, agrémenté de graffiti obscènes. Une double porte en fer perce le mur. Ses deux vantaux sont plus qu’ouverts si je puis dire : inrefermables parce que bloqués par une rouille centenaire. Un liseré de ciment où s’étiolent quelques plantes autrefois vertes qu’arrosent seuls les caprices du ciel. Et puis une maison à deux étages, branli-branlante. Les volets sont ouverts et de guingois, les fenêtres sans rideaux et obscures. Quelque chose de récemment abandonné flotte sur l’immeuble. Sans doute a-t-on évacué ses précédents occupants afin de le réfecter pour le fourguer ensuite un saladier à des beurrés pleins de comptes étrangers ? Je vois ça comme ça, toujours est-il.
Le grand diable sombre me montre la construction.
— C’est là qu’elle a entré, mon vieux.
— Tu l’as suivie ?
— Par la force des choses, mon dépôt se trouve place des Femmes en cloque.
— Eh bien ! c’est parfait, je te remercie, monsieur Blanc !
J’amorce une volte. Il allonge un bras de trois mètres pour me stopper.
— Hé ! attends, tu rentres pas ?
— T’es dingue, t’as vu l’heure ?
— Ben, il est une demi-heure de plus que quand t’as sonné chez moi, mon vieux, non ?
— Chez toi, y avait une musique à t’en faire dégouliner la cervelle par les oreilles, j’avais pas peur de réveiller.
— Moui, c’est vrai, convient Jérémie.
J’ajoute pour faire bonne mesure :
— Et puis là, on sent bien qu’il n’y a personne.
Comme quoi faut jamais fournir deux raisons à ses actes quand une seule suffit. Voilà mon pote qui se marre.
8
Nom du premier bateau de Tabarly, à bord duquel il réussit la traversée du bassin des Tuileries, en 1908.
9
Autrefois, la place des Femmes en cloque comportait une enceinte qui fut abattue à coups de fusil pendant les « Trois Glorieuses ».