La porte est débondée rapidos. La houri glapit dans les sonorités de la cage d’escadrin :
— Qu’est-ce que vous venez de dire ? Une vache de plus ! C’est à moi que vous faites allusion, espèce de goujat ?
— Ninette, je t’en supplie ! bêle l’autre enviandé de Rouquemoute qui se sent sur la route de la destitution.
Mais elle trépigne, sa garcerie vivante. Monte sa sono à t’en faire exploser les baffles.
Mon pote Jérémie chope Mathias par un bouton du pyjama. Il tire un coup sec, le bouton lui reste dans la main. Il se saisit d’un second auquel il fait subir le même sort.
— Mais laissez-moi ! Qu’est-ce qui vous prend ? s’emporte mon collaborateur.
— Je te laisserai quand t’auras fermé la sale gueule de merde de ta putain de gonzesse, mec ! Une épouse qui me traiterait comme ça, je lui casserais la tête, mon vieux. Tu veux que je lui file un atout, à ta vieille, pour te montrer, dis ? Un homme, ça se respecte, mon vieux. Vas-y à coups de pied dans le ventre si nécessaire, mais écrase-moi cette saloperie de punaise !
Le Rouillé est au supplice. Il surabonde, côté adrénaline. Il lui en sort de partout : par le haut, par le bas, comme chantait la mère Piaf. Des vapeurs le bichent, des vertiges terribles. Tout se brouille dans son esprit : moi, son chef valeureux et hautement respecté, sa teignasse de bonne femme, le grand noircicot féroce prêt à briser des os et des ménages pour faire prévaloir la domination absolue du sexe fort.
Pour ajouter à ses confusions, deux ou trois de ses voisins, éveillés par l’altercation palière, surgissent en tenue nocturne ; pas contents du tout d’être dézonés par un boucan pareil ! Ils dégurgitent comme quoi c’est un comble de voir un policier rameuter l’immeuble au milieu de la notte. Et qu’il est glandu, cézigue, avec une gerce aussi ronchon, malgracieuse infiniment, qui jamais ne salue personne et dont la progéniture infernale fait tellement chier les autres locataires que tous ont envie de se natchaver des lieux.
Cette levée de fourches quasi chouane, lui cause une réaction terrible, à Mathias. Que, tu sais pas ? Perdant son self, il virgule une formide mandale à sa bobonne.
— Vouiiii ! crie l’assistance.
Dopé, il en balance une seconde, plus appuyée.
— Olé ! faisons-nous en chœur, devenus ibériques, voire même carrément andalous par la force magnétique du spectacle.
Alors, là, c’est la crise. Le Rouquemoute, il solde ses arriérés. Les autres voisins se pointent à qui mieux mieux : d’en bas, d’en haut, d’ailleurs. Mon précieux collaborateur dérouille carrément sa morue. C’est la grande rouste voyouse. L’avoinée du proxénète doublé.
Comment qu’il la tartine, sa petite médème, mon pote ! La dure mise en pièces. Il lui reste des poignées de cheveux dans la main. Il a les jointures écorchées. Il bave, il fait des « Rran ! », des « Tiens, salope ! », des « Voilà pour ta gueule, pourriture ! », des « Je vais te dépecer, paillasse ! », des « T’as fini de nous emmerder, salope ! », des « J’en peux plus, bourrique ! », des « Laissez-moi la tuer, cette sous-merde ! ».
Personne ne songe à s’opposer au funeste projet. Au contraire, on adhère pleinement. On est des loups pour l’homme, les hommes. Pour la femme aussi, en l’occurrence. On lui crie « d’y aller », à Mathias, « de la finir », de « la crever pour tout de bon ».
C’est la corrida sauvage. Les jeux du cirque. Le retour de Zorro.
— Cogne !
— Au foie !
— Descends-la !
— Mords-lui l’œil !
— Éventre-moi cette vache !
— Fais-lui gicler la cervelle !
— Arrache-z’y un bras !
— Bourre-lui le pif !
— A la mâchoire ; il lui reste encore des dents !
— Fais-y bouffer son Tampax !
— Coupe-lui l’autre oreille !
— Fous le feu à ses poils de cul !
— Une manchette à la pomme d’Adam !
— Retourne-lui les ongles !
— Ceux des pieds aussi !
— Elle bouge encore ; shoote-lui dans la tronche !
Il s’active comme un batteur Moulinex (ou Rotary, je m’en branle, j’ suis pas le genre à palper des enveloppes sur la pub rédactionnelle).
Je peux pas te dire le temps que dure cette crise de folie, non plus que l’hystérie collective qu’elle a déclenchée. Les moments d’exception échappent à la notion de temps. Ils se situent dans une sorte de quatrième dimension.
Mais enfin, bon, ça cesse. La mère Mathias est affalée, sans connaissance sur son palier. Groggy, émiettée, truffée, brisée, en loques. Le Rouillé reste haletant comme un qui vient de réussir la traversée du Zambèze (à couilles rabattues) à la nage au point où ça bouillonne le plus terriblement.
Il se laisse glisser le long du mur. Il cache sa tête dans ses mains et se fout à chialer indiciblement.
Le public se tait. La gêne nous biche. On n’ose plus se regarder. Y a un colonel en retraite qui dit comme ça que les nuits sont fraîches pour la saison et qu’il a froid aux pieds.
Ça donne le signal. Les voyeurs se disloquent. Les hyènes retournent dans leurs niches. On reste plus que nous quatre : les Mathias, Jérémie et moi.
Je dis а Jérémie de porter madame jusqu’à son lit. Il le fait.
Tout en coltinant ce pauvre être pantelant, il déclare :
— Alors là, mon vieux, c’est chié la vie avec toi ! Putain, ce qu’on se marre !
Une fois au lit, la Mathias, je lui fous des compresses un peu partout sur les points critiques.
Son julot revient en chancelant. Épave pire qu’avant sa révolution de palais.
Ninette coasse quelque chose. Remue faiblement une main en direction de son dérouilleur.
On prête l’oreille.
— Je te demande pardon, fait-elle. J’ai compris.
M. Blanc flanque une joyeuse bourrade à Mathias.
— Tu vois que j’avais raison, mon vieux ! Elle attendait que ça, ta gonzesse. C’est mauvais de leur laisser la bride sur le cou ; elles sont les premières à en souffrir.
— Maintenant, fais-je à Mathias, habille-toi et suis-nous.
— Il faudrait peut-être appeler un docteur ? murmure-t-il en désignant le lit dont l’oreiller se teinte de rouge.
Jérémie éclate de rire.
— Un docteur pour une petite trempe de rien du tout ! Il est con, ce mec, non ? ça, mon vieux, faut dire ce qui est vrai : vous êtes chiément cons dans la police, moi je dis.
Bien installé dans son labo, le Rouquemoute s’abîme dans le travail, ce qui est la meilleure thérapeutique contre les tracasseries de l’existence. Je lui ai confié la feuille de registre arrachée et il se penche sur ce jeu des sept erreurs comme Ophélie sur la source qui lui renvoie son image.
Rassuré sur son compte et comprenant que les fers de sa sagacité son bien au feu, je me rends, toujours flanqué de M. Blanc, à l’Identité judiciaire pour voir s’il y a des choses à apprendre à propos de Ruth Booz ; mais j’ai beau solliciter l’ordinateur, son nom ne « tombe » pas. Inconnue au bataillon des fichés qui l’affichent mal. L’idée me vient alors de programmer le blase d’Hugues Naut, son mari défunt, et là, surprise, je découvre qu’il a été mêlé à une enquête de police, non pas en tant que criminel, mais en qualité de victime puisqu’il a été assassiné en 1973.
Son dossier m’intéressant, je m’en saisis et file le consulter à tête reposée dans mon bureau.
— Il ne va plus rien se passer d’intéressant cette nuit, dis-je à Jérémie, tu devrais rejoindre ta base, je vais te faire reconduire à ton domicile.
Il secoue la tête.
— Non, non, j’aime mieux rester avec toi, mon vieux. Ça m’intéresse.