— Monsieur, vous avez des façons bien cavalières ! s’exclama Maurier en se dressant, prêt à faire le coup de poing si besoin était.
L’âge de l’arrivant, de même que la femme qui l’escortait, calma un peu ses craintes. Le couple n’était pas jeune : la soixantaine environ. L’homme et sa compagne ressemblaient à des rentiers de fraîche date, vêtus en petits-bourgeois. Maurier nota que l’individu qui forçait sa porte avait les traits décidés et le regard malin.
— Pardonnez-nous, fit-il à Maurier. Je ne vous demande que cinq minutes de conversation et je vous jure que vous ne les regretterez pas. Ce que nous avons à vous dire mérite que vous l’écoutiez !
Un léger sourire bonasse éclaira un court instant son visage. La femme sourit à son tour. Elle avait une espèce de gaucherie attendrissante de petite commerçante propulsée chez des gens de condition.
Maurier se sentit désarmé.
— Asseyez-vous, fit-il à la visiteuse en désignant l’un des deux fauteuils placés face à son bureau.
— Merci, dit l’homme en s’abattant dans l’autre. Puis il se tourna vers Denise, toujours fichée dans l’encadrement de la porte, marquant par son insistance qu’il souhaitait la voir disparaître.
— Laissez-nous, mon petit, lui lança Maurier.
La secrétaire s’éclipsa.
— Je n’ai pas compris votre nom ? fit Maurier à ses visiteurs.
Ce rappel à la correction amusa le bonhomme.
— Vous avez de bonnes raisons pour cela, pas vrai ? Puisque je ne vous l’ai pas dit et que je ne vous le dirai pas.
— Et pourquoi ne me le direz-vous pas ?
— Mais par discrétion, mon bon monsieur.
Cette fois il eut un vrai rire presque joyeux, un rire sincère qui dénotait une surprenante sérénité intérieure.
Sa compagne toussota. Elle semblait intimidée par la classe de Maurier et par la qualité de son environnement.
— Tu ne devrais pas abuser du temps de monsieur, fit-elle, déjà qu’il a la gentillesse de nous recevoir…
Le visiteur approuva.
— Bon, fit-il, entrons dans le vif du sujet. Monsieur Maurier, il s’est produit un terrible drame dans votre vie, l’an passé, n’est-ce pas ?
— En effet. En quoi cela vous concerne-t-il ?
— Tous les journaux en ont parlé. Il paraît que vous formiez un couple heureux, votre épouse et vous ?
— Je préfère ne pas parler de cela, trancha l’industriel.
L’autre fit la moue.
— On va bien être obligés, car c’est justement de cela que nous venons vous parler. Vous habitiez Paris, Neuilly pour être précis, exact ?
— Continuez.
— Un matin, après votre départ pour l’usine, quelqu’un a sonné chez vous. C’était jour de congé de votre femme de chambre et c’est votre épouse qui est allée ouvrir. Elle a trouvé sur le palier deux hommes dont la concierge a très vaguement fourni le signalement par la suite. Ces deux hommes ont menacé Mme Maurier, ils sont entrés, l’ont ligotée sur une chaise et se sont mis à la torturer pour lui faire dire la combinaison du coffre qui se trouvait dans votre bureau. La pauvre femme ne la connaissant pas, ils se sont acharnés sur elle. L’ont violée l’un et l’autre, et, pour en finir, lui ont logé deux balles dans le corps. Je vous demande pardon d’évoquer ces horreurs, mais c’est bien cela, n’est-ce pas ?
Maurier acquiesça. Il était blâme. Sa mémoire criblée de visions atroces le ramenait à ce jour abominable où il avait trouvé sa femme mutilée, ensanglantée et sans vie sur le couvre-lit de fourrure blanche de leur chambre. Le bout de la nuit !
Il ferma un bref instant les yeux pour mieux se replonger dans l’insoutenable vision. Lorsqu’il les rouvrit, il fut frappé par le regard profondément apitoyé de la femme. Elle comprenait l’intensité de sa douleur et en éprouvait une émotion dont il ne doutait pas qu’elle fût sincère.
— Je vous plains, murmura-t-elle.
Là encore, incapable de parler, il s’en tira par un vague hochement de tête.
— Monsieur Maurier, reprit l’homme. La police n’a jamais pu mettre la main sur les deux crapules et a fini par laisser tomber l’enquête. Faut dire qu’elle ne chôme guère… Alors je viens vous annoncer une nouvelle qui risque de vous mettre un peu de baume au cœur : nous avons retrouvé les deux saligauds et nous tenons le meurtrier à votre disposition.
Maurier eut du mal à comprendre.
— Qui, « nous » ? interrogea-t-il.
— La petite organisation à laquelle nous appartenons. On vit une époque où il y a de la place pour des… mettons milices, pour des milices privées. Elles suppléent l’incurie de la police. Travaillant en franc-tireur, n’ayant aucune contrainte administrative et étant composées de gens motivés, elles obtiennent de bons résultats.
II sourit :
— La preuve, dans votre cas.
— Vous êtes bien certains d’avoir arrêté les coupables ?
— Absolument. Outre leurs aveux complets, nous avons récupéré l’arme qui a tué Mme Maurier.
— Vous dites que vous tenez le meurtrier à ma disposition ?
— Et je ne m’en dédis pas. Vous avez l’occasion inespérée de venger votre femme de la manière qu’il vous plaira de choisir. Vous avez la possibilité de le couper en morceaux, de l’égorger, de le noyer dans une baignoire, de le tremper dans de l’acide, de le pendre haut et court, d’y mettre le feu ou de lui bourrer la gueule de coton hydrophile jusqu’à ce qu’il en crève. Une fois liquidé, nous nous chargeons de faire disparaître sa sale carcasse à tout jamais, monsieur Maurier. Donc, VOUS NE RISQUEZ RIEN !
Maurier avait l’impression d’assister à un mauvais film de série « B ».
— Où est-il ?
— A l’étranger et en lieu sûr.
— Je suppose que ce genre d’opération se paie très cher ?
Son vis-а-vis se rembrunit. Ce fut sa femme qui laissa éclater leur commune indignation :
— Pour qui nous prenez-vous, monsieur Maurier !
Son compagnon mit sa main sur le genou de sa compagne.
— Calme-toi, fit-il. Je conçois que notre proposition surprenne. Mets-toi à la place de monsieur.
Puis, а l’industriel :
— Nous n’agissons pas pour de l’argent, sinon nous serions des gredins pareils à ceux que nous recherchons. Dites-vous bien que ces deux misérables doivent payer. Pour l’un deux c’est déjà fait, l’autre est en attente. On vous donne, en qualité de victime, un droit de préemption, voilà tout. Si vous ne l’exécutez pas, nous nous en chargerons. Il arrive d’ailleurs que des gens animés par l’esprit de vengeance acceptent notre proposition et se dégonflent au dernier moment. Ils préfèrent être simples spectateurs car tout le monde n’est pas capable de tuer, fût-ce une ordure qui a détruit les êtres que vous aimiez. Évidemment, la seule condition exigée est une totale, une absolue discrétion. C’est d’ailleurs votre intérêt car si la chose se savait vous seriez fatalement impliqué.
Maurier demeura muet un bon moment. Denise demanda par l’interphone si elle pouvait s’en aller. Il répondit que oui et lui souhaita une bonne soirée.
Ensuite le silence retomba sur le trio. Les deux visiteurs le respectaient, sachant quel débat intérieur secouait cet homme. Ils devinaient son incrédulité, son excitation, ses craintes. Toute cette exaltation, cette confusion mentale qui le mettait а vif.
— Si vous avez arrêté le meurtrier, pourquoi ne le livrez-vous pas à la justice ?
— Pour qu’il sorte de prison dans cinq ou six ans ? tonna le bonhomme ; c’est cela que vous souhaitez ?
Il se dressa.
— Bon, le fait que vous posiez cette question indique que vous n’êtes pas apte à venger vous-même votre épouse, monsieur Maurier. C’est votre problème, pas le nôtre. Essayez de garder tout cela pour vous, encore que nous ne craignions pas grand-chose.