— Je ne vais pas loin, laisse-m’en deux pour le retour.
Une bise et j’emprunte ma street d’un pied régénéré. La rue du Général-Pirqueçat est а quelque cinq cents mètres de chez moi en effet. Inutile de noyer un carburateur pour si peu. Je crois même me rappeler la villa Shako, une vaste maison typiquement « Ile-de-France », un peu délabrée, dans un parc dont la plus grande partie a été depuis longtemps vendue à des promoteurs (à explosion) et que flanque une gigantesque volière de zoo renfermant des flamants roses.
Un vaste portail dépeint se confie à la rouille, cette agonie du fer. Non seulement il est fermé à clé, mais on a, de surcroît, ajusté une chaîne avec un cadenas autour des deux barres principales. J’actionne la chaînette d’une cloche. Cette dernière émet un son d’angélus emporté par le vent. C’est grêlé, fêlé, lointain et vachement mélanco. Le jardin non entretenu est envahi par des ronciers, anachroniques dans ce quartier résidentiel. Une pièce d’eau sans eau se fait beaucoup de mousse.
Au bout d’un temps, une vieillarde naine et grassouillette paraît sur le perron, place sa main en visière au-dessus de ses prunelles fatiguées afin de scruter l’horizon où je figure. Elle est fringuée en femme de chambre. La voilà qui entreprend la descente du perron, ce qui lui est aussi pénible que s’il s’agissait de celle de l’Everest. Ses jambes arquées ont de la peine à supporter son gros corps compact. Au bout de vingt minutes, elle est parvenue à franchir les cent vingt-six mètres cinquante qui nous séparaient. Elle se cramponne au barreau et pose sur moi un regard de primate qui me fait regretter de me présenter ici sans cacahuètes.
— Vous êtes qui ? demande-t-elle avec un reste de voix perturbée par l’asthme.
— Commissaire San-Antonio de la police judicieuse.
Ses yeux loucheurs, très pâles, paraissent se coaguler.
— Vous avez du nouveau ?
— Cela dépend à quoi vous faites alluvions, dis-je.
— Ben… à la mort de mon pauvre petit Robert.
— Alors, cela se pourrait, en effet.
— Mon Dieu ! Enfin ! Je savais bien que son assassin ne resterait pas impuni. Je prie tous les jours pour qu’il crève.
— J’aimerais voir Mme Hébasque.
— Oui, bien sûr. Ça va lui faire un choc ! Elle, elle n’espère plus depuis longtemps.
La vieillarde doit tutoyer les quatre-vingt-dix piges. J’imagine qu’elle a élevé son « pauvre petit Robert » et qu’il a constitué sa seule famille.
— Bon, fait-elle, je vais aller chercher la clé pour vous ouvrir. Mais du diable si je me rappelle où je l’ai mise. Je finis par avoir des absences de mémoire, surtout quand le temps va changer.
Je calcule rapidement que si elle fait l’aller-retour portail-maison de son allure quasi rampante et que si elle a paumé sa clé, je risque de ne pas être de retour at home pour le dîner.
Sortant mon sésame, je crique-craque le cadenas, puis la grosse serrure mérovingienne en moins de temps que n’en met un coq pour fourrer une poule.
Elle n’a pas parcouru deux pas que me voilà à son côté.
— C’était ouvert ? s’ébahit-elle.
— Non, non, j’ai sauté à pieds joints par-dessus le portail. Dans la police, nous sommes très entraînés.
— Ah ! bon.
Nous opérons la remontée vers la demeure. Je lui proposerais bien de la porter pour aller plus vite, mais elle doit peser son quintal, la mère, ce qui risquerait de me filer un tour de reins ; qu’en outre, si elle m’éclatait dans les bras pendant le transport, ça gâterait irrémédiablement mon superbe prince-de-Galles gris clair.
Après avoir cahin-cahaté en devisant, nous voici au pied des marches. Un instant, je me demande si ça vaut le jus d’importuner la dame Hébasque, vu que la mémé-servante vient d’éclairer ma lanterne à la loupiote halogène, sans s’en gaffer le moindre. Une vieille jacteuse, il te suffit d’un minimum de manœuvres pour l’orienter à ta convenance. Ma patience a été récompensée. Pendant ce bref mais interminable cheminement, j’ai tout appris, ou du moins l’essentiel, à propos de Robert Hébasque[15].
Du dedans, la maison est franchement pourrie. Pourtant ça ne fait que quatre ans que son propriétaire a été dessoudé. Cela signifie donc, soit qu’il était radin à outrance, soit qu’il n’avait pas les moyens d’entretenir cette grande demeure bourgeoise. Pourtant, il jouait au golf, qui est un sport très coûteux, non ? Mais enfin, mon problème n’est pas là.
Nous rampons jusque dans la bibliothèque où bivouaque Mme veuve Hébasque. Assez surprenant comme lieu. Certes, des bouquins reliés et inlus garnissent les murs : tout ce qui s’est imprimé de plus chiant depuis que Gutenberg a marché sur la Terre ; mais ce qui frappe, c’est une quantité de chiens naturalisés (français) installés céans, soit sur des socles, soit à terre, et qui tous te fixent de leurs yeux de verre. J’avise un caniche nain abricot, un caniche royal gris astrakan, un loulou de première année blanc terne, un teckel à poil ras, un corniaud blanc et noir, un carlin à rictus teigneux, un fox-terrier auquel ne manque qu’un pavillon de phonographe, et un bull-dog français qui ressemble tellement à Winston Churchill qu’ils doivent être au moins du même père (ou de la même paire, ce qui revient au same).
Une photographie du maréchal Pétain trône en bonne place.
Mme Hébasque se tient à un bureau dit ministre. Elle est penchée sur un monceau de feuillets noircis et continue d’écrire un moment en ma présence comme court sur son erre un bateau dont on a coupé les moteurs. C’est une femme bientôt âgée, sèche, anguleuse, le regard et le nez pointus, les cheveux presque blancs tirés en arrière pour composer une triste queue de bourrin. Vêtue de noir. Puant le carton à chaussures où l’on rassemble les photos du passé. Presque pas de lèvres. Des lunettes. Une mâchoire de brochet. Pas engageante. Imbaisable. Point à la ligne.
Elle lève la tête, me prend acte.
— Bonjour, monsieur. Camille me dit que vous êtes commissaire de police ?
Je m’incline.
— C’est exact, madame. Je vous présente mes respects.
D’entrée, je marque un point. Elle est d’une caste où si tu leur présentes pas tes respects quand elles sont vioques, et tes hommages quand elles sont plus jeunes, t’es catalogué paltoquet, flottance de bidet, pet de lapin malade.
— Asseyez-vous. Il paraîtrait que vous auriez découvert des éléments nouveaux ?
— Je le crois. Connaissez-vous ou auriez-vous entendu parler d’une certaine dame Ruth Booz.
Sa face peu amène emporte son sourire d’accueil[16].
— Un nom pareil ! Mais il s’agit d’une juive !
— C’est probable.
— Monsieur, je ne fréquente pas ces gens-là !
Net ! Elle le dit pas avec des fleurs, médème ! Plutôt avec du vinaigre ! Elle assume ses convictions, la daronne !
— On ne connaît pas seulement des gens avec lesquels on a des affinités, madame.
— Moi si. Pour ne rien vous taire, papa a été un haut fonctionnaire sous Vichy. A la libération, la racaille sémite s’est mise après lui et n’a eu de cesse qu’il soit fusillé !
J’esquisse un acquiescement temporisateur. Bon, chacun ses problos, chacun ses haines et ses fantasmes.
— Donc, ce nom ne vous dit rien ?
— Rien !
Un temps. Les toutous empaillés me défriment vilain, tu les croirais prêts а me dépecer.
— Des chiens que vous eûtes ? interrogé-je d’un ton componctif pour assurer l’amadouade.
15
Un moment j’ai failli l’appeler Robert Nanos, et puis je me suis dit que ton inculture crasse ne te permettrait pas de savourer le jeu de mot.