— Ils s’étaient connus où et comment ?
— Je ne sais pas. Ted est anglais : il cause pas beaucoup, les confidences, lui, vous repasserez !
— Pourquoi dis-tu que c’est un ancien copain, ils ne se fréquentaient plus ?
— Non, je l’ai vu juste à nos débuts, Ted et moi, une ou deux fois.
Elle me regarde.
— Parole, commissaire. Je peux rien vous apprendre de plus.
— Ça n’est déjà pas si mal, fais-je en replaçant le cliché dans mon porte-cartes.
Ah ! j’oubliais de te dire : cette photo est celle du type qu’on a trouvé mort à Montreux, dans la salle du festival.
UN MOUTONE, DES MOUTONSSES
— C’est pas très sérieux, tout ça, fais-je а mon éminent compagnon.
M. Blanc bâille du dos de la main, non sans distinction.
— Qu’est-ce que t’entends par là, flic ?
— De sauter le boulot ! ça va devenir cradoche dans le quartier Saint-Sulpice si tu fais l’école buissonnière.
Il ricane :
— Ça te choque, un Noir qui se fait porter pâle ? C’est la première fois. Je peux me permettre. J’ai commencé dans les égouts, mon vieux. Cette merde ! Au bout de six mois, je chiais mes tripes, comme vous autres, les blafards, lorsque vous goûtez à notre bouffement. T’as jamais rempli des caissons de rats morts maniés а la fourche ? Ni raclé des horreurs en couche épaisse comme ça ? Eh bien, ça se passe sous votre Paris de mes couilles, mon vieux. Votre Paname comme vous dites, qui sent si bon Chanel, avec plein de belles gonzesses qui trottinent, il repose sur du pus et de la crevaison ! Ne serait-ce qu’à cause de ces six mois passés dans les égouts, j’ai le droit de m’offrir un extra dans ma vie professionnelle.
Ayant dit, il mate par le hublot. On largue les côtes de France pour piquer sur la Manche. Au-dessous de nous, c’est encombré de nuages plombés ; mais au-dessus le soleil règne en maître absolu. On est glandus, en bas, de se faire tarter avec le mauvais temps : suffit de grimper au-dessus des nimbus, cumulus, trouducus pour rejoindre le mahomed et ses apothéoses.
Leurs zincs, sur Air Lingus, ils sont aménagés faut voir comme ! Une cloison sépare complètement les passagers du poste de pilotage. Si t’es claustrophobe, ça ajoute à tes affres.
L’une des trois hôtesses est vachement choucarde, dans les tons châtain vénitien, z’œils verts, taches de roussance. Coulée au moule ! Rieuse. Tout bien. Mais les deux autres feraient gerber un pasteur anglican, tant tellement qu’elles sont boulottes et blettes, avec des tronches de taties frisottées et les cannes en cerceau.
Je regarde Béru qui, de l’autre côté de la travée, est en train de chambrer une douairière peinte en guerre. Une dame rosbif, je gage. La peau tirée à mort, des grâces irritantes de petite fille septuagénaire.
Il lui parle dans ce dialecte que le Gros considère comme étant de l’anglais.
— You are très véry nice, my poule ! je l’entends dégoiser. Ouate is your blaze ? Comment dites-you ? Mairie ? It-is un name, ça ? Ah ! Mary, Marie, quoi ? Chez nous, in notre contrée, we disons Marie, like the mother of the petit Jésus. I avais one cousine qui s’appelait Marie ! A real salope. Elle avait pas ten years que j’ lui foutais my braque in the backside. Very gode !
Le Mastar, sentant mon regard sur sa nuque, se tourne vers moi.
— Dans la fouille ! me dit-il.
— Gaffe-toi des mauvaises surprises, mec, le douché-je. Les vieilles qui se font tirer la peau, quand elles ouvrent les jambes, elles ont toujours quatre-vingts ans !
Il hausse les épaules.
— C’est la jalousie qui t’ fait esprimer, ronchonne-t-il. Je raffole les gonzesses d’espérience.
— Alors tu viens de gagner le gros lot, gars. Mémère a davantage d’heures de vol que toute la Compagnie Air Lingus.
Jérémie qui a suivi cet échange, murmure :
— C’est un goret, ton pote, non ? Je savais les flics tendeurs, mais saute-au-cul à ce point, c’est renversant.
Il crachote un je ne sais quoi qui stagnait entre ses éclatantes ratiches carnassières (peut-être une particule de missionnaire ?) et ajoute :
— Note que toi aussi, t’es goret, mon vieux. La manière que tu regardes les frangines, on croit toujours que tu vas ouvrir ta braguette.
— Que veux-tu, monsieur Blanc, je suis un homme en vie ! Nos sens sont notre unique référence ; les négliger équivaudrait à négliger le Seigneur qui nous les a fournis.
Jérémie se signe vite fait bien fait.
— Je t’en prie, poulet ! Mêle pas le Seigneur à ta sale bite de flic, j’ai idée qu’Il n’apprécie pas.
Là-dessus, on peut mentionner un léger remue-ménage dans les steppes de l’allée centrale : c’est Béru et sa voisine qui quittent leurs sièges pour gagner les toilettes.
— Je vais faire une petite politesse à médème, me confie le Magistral ; j’ sais bien qu’ les chiches sont un peu contigus et qu’ la place manque pour folâtrer, mais nous aut’ qu’on a pas d’ pétrole, on a des idées, pas vrai ?
Ils disparaissent vers la queue de l’appareil (évidemment…).
Le paysage est à ce point sublime que je stoppe ma voiture de louage pour mieux le savourer. Imagine des collines mauvies par la bruyère et sillonnées de ruisseaux qui courent approvisionner des lacs enchanteurs. Des troupeaux de moutons sans berger, ovins blancs et têtes noires, paissent dans cette pastorale. Ça et là, les tranchées des tourbières découpent le paysage en parcelles géométriques, lui donnant un caractère abstrait.
— T'es en panne ? s’étonne Béru.
— Des sens, réponds-je. Vise un peu comme cette nature est belle ! Si pure, sans un seul panneau pour le Coca ou les pneus Trucmuche. Des ajoncs, de l’eau claire, des moutons, des vallonnements, bref, un enchantement ! Un vertige ! Un régal indicible…
— Reste av’c nous, mec ! bougonne le Gros.
Et il pète sans pour autant souiller la beauté du site.
Ce qui corrompt bien autrement la félicité ambiante, c’est la survenance de trois bagnoles circulant à allure modérée vu l’exiguïté de la route.
Trois autos formant cortège.
Celle qui roule en tête est une Mercedes commerciale beige, ayant à son bord un couple d’un âge certain, plus un passager à l’arrière beaucoup plus jeune. Elle est immatriculée en Irlande, ce qui va de soi dans ce merveilleux pays. La seconde auto est une Peugeot 606 vert nil dont les plaques sont parisiennes. Un homme la pilote ; il est seul. La troisième tire, une Audi 200 noire, est immatriculée en Allemagne, et deux personnes l’occupent. J’ai le temps de constater que les trois véhicules sont lestés de bagages et de colis qui font ployer l’échine de leurs amortisseurs.
Un âcre sentiment de triomphe me met une musique barbare dans les replis de l’âme.
« Ce sont eux », songé-je.
« EUX » ? Qui donc ?
Ça reste à déterminer. Mais il est impossible que je me goure. Je hume des effluves délicats, perceptibles par moi seul. C’est cela être poulet. Avoir des sentiments absolus. S’ouvrir à des vérités pas toujours évidentes. Lire dans l’indiscernable.
Cette Mercedes avec un couple âgé…
Mince, ils auront fait vite ! Onc ne me l’a signalée en France alors que j’avais demandé qu’on surveille les lignes de ferries-boats ? Attends, je pige : ces trois tires ont affrété un avion-cargo ! La Mercedes n’a pas eu à rouler beaucoup. Paris-Villacoublay. Après la mort de Ruth Booz, ils se sont grouillés de déménager leurs appareils et de s’évacuer sur l’Irlande où se trouve leur P.C. Donc j’ai eu le nez creux en décidant de venir mater de près la propriété de notre victime ! Bravo, San-Antonio, je ne t’exprimerai jamais avec assez de force ma totale admiration.