Nos voisins sont charmants. Le couple sportif en plein ! Toujours à galoper en survêtes, ou à ramer comme des galériens à bord de leur esquif. La dame est une grande blonde mince, appétissante, de pas trente balais. Elle porte un short en jean tellement court qu’on lui voit la chatte quand elle enjambe le ruisseau, plus un soutien-loloches qui n’est là que pour mémoire.
Je me dis qu’il serait assez comblant de lui raconter le Petit Chaperon Rouge en version française non expurgée.
Béru, quant à lui, toujours modeste dans ses ambitions, a déjà jeté son énorme dévolu d’un kilo et demi sur la mammy. Tu verrais la manière qu’il la chambre, Gertrude ! La galanterie françouaise à bout portant : s’empressant de lui coltiner son seau d’eau, allant vider sa fosse septique, une pâquerette entre les dents, l’invitant à écluser une boutanche de Claret avec lui pendant qu’elle fourbit l’argenterie. Elle a dans les 55 saucisses, Mme Van Danger. Deux doudounes surgonflées, et un cul qui ballotte dangereusement quand elle marche, comme une bonbonne mal arrimée sur un porte-bagages de vélo. Son short, légèrement plus long que celui de sa bru, permet d’admirer une cascade de bourrelets qui lui dégouline le long des jambes comme la cire d’une bougie. Et je te parle pas de ses plaies variqueuses, qu’à quoi bon te couper l’appétit, tu peux me dire ?
Nous passons quarante-huit plombes dans cet éden irlandais, à surveiller les allées et venues de la grande demeure. Jérémie, toujours lui, nous a dégauchi un poste d’observation idéal en la personne (dirait Béru) d’un vieux saule planté au bord d’une zone marécageuse. Cet arbre a le ventre plus creux que celui d’un Ethiopien. On se coule à l’intérieur, on se hisse d’un mètre et là, par un créneau pratiqué dans le feuillage, on est en prise directe avec la maison. Ils y sont arrivés à six, avec trois voitures. Les tires sont bien rangées sous un hangar. Quant aux locataires, on les voit se baguenauder dans les environs. Certains vont à la ville faire des courses (je les ai suivis), d’autres jouent au tennis derrière la demeure.
Selon mon estimation, un couple de vieux serviteurs s’occupe de la maison.
C’est au soir du second jour que le traczir m’empare. Je me dis qu’on va pas campigner jusqu’à la Saint-Mécouille, à étudier la vie et les mœurs d’un trio batave, merde ! Ou à mater six personnages en quête de hauteur dans une maison de granit bâtie pour tourner un riméque des Hauts de Hurlevent.
Mon tempérament de feu s’accommode mal de ce farniente champêtre. La sédentarité, c’est le début de l’ankylose, n’oublie jamais ça, petit gars ! Certes, pierre qui roule n’amasse pas mousse, mais dis-toi que la mousse fait partie des prémices de la mort. Elle est le capiton naturel de ce qui s’engloutit. Alors, si tu permets : pas de mousse pour San-A. Y compris dans son demi pression.
Le cher M. Blanc a la faculté de pouvoir rester immobile, les mains sous la nuque, des heures à regarder le ciel que traversent des oiseaux de mer au vol pâteux. Peut-être qu’il rêvasse, et peut-être qu’il léthargise seulement. Reconstitue ses cellules par cette prostration doucereuse. Je suis tenté de lui poser la question, mais sa méditation, qu’elle soit feinte ou réelle, m’intimide.
Or, donc, au soir du deuxième jour, disé-je, à l’heure où le mont fuit sous l’ombre qui le gagne, ma détermination naît. Je suis ovipare de l’esprit. Mon cerveau pond des pensées protégées par une sorte de coquille qu’il faut briser. L’œuf était déjà là. Il convenait de le chauffer pour qu’éclose son contenu.
On attaque la sixième boîte de petits haricots rouges con carne, with chili sauce qu’un importateur irlandais a dû acheter au rabais — et donc par énormes quantités — à un marchand de conserves brésilien, quand le foutre me fraque, le tric me traque et le fric me froque.
Ça me biche à la seconde bouchée de ce mets délicieux au goût de ferraille qui nous vaut chaque soir, sous la tente, un admirable solo de pets du maestro Alexandre-Benoît Bérurier[17].
— Je crie pouce ! fais-je soudain.
— T’aimes plus les fayots ? s’inquiète le souverain porcif.
— Ce que je n’aime plus, c’est cette attente stérile. Je préfère me convertir à l’astronomie et guetter au télescope géant le prochain passage de la comète de Halley.
— Et tu voudras faire quoi t’est-ce ? Ils sont au moins huit dans la turne ?
— Ils n’ont pas de clébart. J’ai envie d’aller explorer les abords de leur crèche, cette nuit.
— Et si tu te fais gauler ?
— Je me ferai gauler ! fatalisé-je.
M. Blanc consomme sa pitance avec appétit. Il achève sa clape en cours et déclare :
— J’irai, moi !
Le ton est péremptoire, ce qui m’atteint quelque part dans les glandes vaniteuses. Non mais, pour qui se prend-il, mon nouveau pote ?
— Ah ! oui, et en quel honneur ? m’emporté-je.
Il ricane :
— Y a un proverbe français qui dit « La nuit tous les chats sont gris ». Moi, j’ajouterai « Et tous les nègres sont noirs ». Ce soir, messieurs les poulets, c’est « nuit sans lune ». Jérémie en maillot de bain noir, tu parles d’un camaïeu !
Il rit.
Blanc, il me botte de plus en plus, ce phénomène. Je sens qu’il me devient indispensable. Avec lui, il se passe quelque chose. C’est un vrai bonhomme, tu comprends ? Avec de la jugeote et des burnes grosses comme les noix de coco de son jardin. En plus, une gentillesse bourrue qui n’annoncera jamais sa couleur tant elle s’entoure de pudeur.
— Banco, accepté-je, tu iras retapisser la bicoque. Contente-toi d’explorer les alentours ; pas d’effraction surtout !
— T’espères quoi de cette visite ? bougonne le Mastar, jaloux de la confiance que j’accorde au noirpiot.
— Si je le savais, elle serait sans objet, Ducon.
Il rentre sa tronche gorette dans ses monstrueuses épaules de disloqueur de pianos à queue ; bâfre comme un chien errant qui vient de dégauchir la gamzoule de ton médor.
En prime, nous avons droit à plusieurs rots de belle augure qui nous donnent à penser que la nuit sera rude. Comme Beckett, on attendait Godot et on a eu Mauroy.
Sa Majesté se dresse, repuse.
— J’ vas dire un p’tit bonsoir aux z’Hollandais, prévient-il, j’ commence à avoir les amygdales du dessous engorgées ! Si la maman est partante pour une prom’nade aux étoiles, elle aurait droit à un’ p’tite cosaquerie de gala, du temps qu’ vous jouez aux cove-bois, les deux !
J’escorte M. Blanc jusqu’à l’entrée de la propriété.
— Fais gaffe à tes os, lui dis-je en prenant momentanément congé de lui. Pense à Ramadé et à tes chiares !
— Yes, mon révérend ! grommelle-t-il. Vous autres, avec vos sensibleries bidon, vous me les brisez et pas qu’un peu ! Votre côté : « Va à la guerre, mais prends pas froid », vous craignez pas la honte !
Il se fond dans l’obscurité, me laissant tout mou du bulbe, déconcerté à en avoir le tournis.
Quelque part, dans les genêts de la lande, une mélopée retentit, en néerlandais. C’est mémère Van Danger qui s’abandonne aux entreprises bérurières. Ça ressemble au cri de la macreuse boréale lorsqu’elle appelle le mâle.
Dieu que le con du sort est triste au fond du boa, comme l’écrivait Vigny ou un glandeur de ce genre. Je regagne notre tente, accablé. Vois l’ironie des choses, j’ai besoin d’agir, et ce sont les autres qui se démènent. M. Blanc enquête, Bérurier brosse… Et moi, tout seul dans ma tête, de rentrer la queue basse au logis.
17
Cette notation pour montrer aux esprits délicats combien m’importent leurs critiques. Tu ne peux absolument rien contre un mec qui t’emmerde. Ah ! l’indifférence, quelle cuirasse !