— J’ai cru qu’ tu m’arrachais la tronche, mec, admet Béru. T’es fort comme un truc, tézigue, dans ton genre. Balaize, av’c d’ la techenique ! Y n’ t’ manque que ce moste qu’ j’ possède, moi : la vraie rogne qui t’ monte des burnes, mec. Quand c’est qu’é m’ biche, j’ sus t’invincib’, postiv’ment. Un n’ouragan, tu I’ contrôles pas. Faut qu’y passe, le n’ouragan. Faut qu’y détruive. Lorsqu’y s’ produit, t’as plus qu’à foute l’nez dans le cul dans un ang’ de mur et attendre.
Il avale une gorgée de caoua et fait la grimace.
— J’ sais pas où ces braves z’Irlandais font pousser leur café, mais j’ lu trouve un goût d’ merde, Sana. Passe-moi la boutanche de vouiski qu’ j’ le requinque !
Je souscris à sa requête, après quoi, je leur expose mon plan.
— Nous allons prendre le barlu pneumatique des Hollandais et dénicher l’ouverture de la galerie. Quand nous l’aurons découverte, nous la remonterons jusqu’à la grille signalée par M. Blanc. J’ai acheté une scie à métaux et des cisailles pour neutraliser la chaîne qui la maintient fermée. Mon objectif est de délivrer les hommes que Jérémie a entendus parler et que, vraisemblablement, les habitants de la grande maison retiennent prisonniers.
— Banco ! approuve Bérurier.
Je descends sa fougue en flamme.
— Pas toi, Gros. Tu vas rester en couverture pour le cas où nous aurions turbin.
Alors là, il en pousse une pas belle, mon gros Sac Tyrolien.
— Que je restasse à faire d’ la pâtisserie, du temps que vous allez à la chicorne, les deux ? Non mais tu m’ prends pour qui est-ce-t-il, l’artiss ?
— On serait dingues de foncer tout les trois bille en tête, Alexandre-Benoît ! Tu le sens bien. J’emmène M. Blanc parce qu’il connaît déjà les lieux et que toi, s’il y a un os, tu seras plus compétent et plus crédible que lui pour organiser une caravane de secours.
— Merci pour la crédibilité, gronde mon pote sombre. Veux-tu dire qu’un sale branque de nègre…
— Meeeeeeeeeeeeerde ! hurlé-je à m’en faire cracher le sang ! On ne va pas continuer de se foutre sur la gueule après chacune des phrases qu’on prononce ! C’est plus une vie, les gars ! Tu charognes, mon grand ! Tu nous pompes l’air et la bite avec tes complexes de melon ! Nous fais pas un opéra avec ta carrosserie bronzée ! Trempe-toi dans l’eau de Javel si t’as des nostalgies blafardes !
Ça mutisme dans les rangs.
Ayant ainsi rétabli ma souveraine autorité, je donne le signal des opérations.
Le littoral irlandais, côté Atlantique, les gens le croivent pas (comme dit Béru) mais y a des phoques. Ils viennent se mettre la fourrure à sécher sur les rochers. P’t’ être que ce sont des otaries, note bien, ou alors des éléphants de mer. J’y connais que pouic et en plus je m’en branle, toujours est-il qu’il s’agit de pinnipèdes, quoi ! On va pas tourner un documentaire sur la question !
Ils poussent des cris en nous voyant embarquer sur le Zodiac du cornard, comme s’ils nous soupçonnaient de le voler. Je lance le petit moteur Johnson et nous voilà à tanguer sur les flots gris. Ça remue vachement, crois-moi. Faut pas craindre la gerbe pour naviguer sur cette capote anglaise.
— La marée en est où ? demande M. Blanc.
— Elle grimpe !
— Peut-être que l’entrée de la galerie est immergée lorsqu’elle est haute ? D’après la topographie que j’ai en tête, c’est même probable.
— Alors grouillons-nous !
Selon les repères que j’ai pris en tirant une ligne droite de la maison à la côte, nous devrions trouver l’entrée de cette foutue grotte à moins de cinq cents mètres de notre point de départ. Vue depuis les flots, la falaise est impressionnante, grandiose avec sa découpe aiguë qui lui donne des allures de cathédrale gothique. Elle nous surplombe à pic, roide comme un mur d’un gris sombre terriblement hostile. A la longer, on ressent de l’effroi. Il nous semble qu’elle va s’abattre sur nous, d’un coup, comme s’écroule un immeuble dûment miné. Moi, quand j’assiste à ces destructions de gratte-ciel, je suis terrifié. Ils ne « tombent » pas comme s’abat un chêne malrauxien, mais s’anéantissent sur leurs fondations. Ils meurent debout. Ils « disparaissent ».
— Là-bas ! me lance Jérémie, lequel se tient à l’avant de l’embarcation.
Il me montre un grand orifice noir, aux lèvres déchiquetées, percé dans la falaise et envahi par le flot.
Combien de siècles, de millénaires a-t-il fallu pour que l’eau force la roche, la fouille, la touille, la fouaille, l’investisse ? Combien de temps pour pratiquer ce tunnel naturel, avec des élargissements imprévus, des rétrécissements, des espèces de cavernes spacieuses ? Quand j’ai dit au cornard batave que j’étais passionné par la géologie, je ne lui mentais qu’à demi. Le sol me fascine. Il est ma maman, mon papa, il est moi. Je voudrais tout savoir de lui.
Nous nous présentons à l’orée de la grotte.
Selon mon estimation, il reste deux mètres d’air libre au-dessus de nos têtes. La marée risque-t-elle de monter encore beaucoup ? J’étudie son mouvement en tournant en rond devant l’entrée. Les repères sont malaisés à prendre car le flot est impétueux et se jette en force dans la brèche.
— T’as peur qu’on l’ait dans le prose si on entre, hein, vieux ? ricane M. Blanc.
— Il ferait pas bon se laisser coincer dans ce trou à rats. Tu nous imagines, collés au plafond comme deux bigorneaux dans notre petit barlu ?
Jérémie me montre ses dents blanches à travers les deux boudins sanglants qui lui servent provisoirement de lèvres.
— Mes parents m’ont toujours dit que les Blancs étaient des pauvres cons, malgré leurs techniques et leur blabla, mais pauvres cons à ce point, mon vieux, jamais je serais venu en Europe si j’avais pu me douter.
— Qu’est-ce qui me vaut cet excès d’honneurs ou cette indignité, grand sorcier noir de mes fesses ?
— Regarde la falaise. A moins d’un mètre du niveau actuel, il y a des trous dans lesquels les oiseaux de mer ont fait leurs nids. Crois-tu qu’ils auraient choisi cet endroit s’il devait être immergé une fois par jour, eh, tête de nœud ?
— Monsieur Blanc, crié-je, afin de dominer le grondement des flots en flux, si un jour tu appartiens à la police, sois gentil : ne m’appelle plus « tête de nœud », du moins dans tes rapports.
Et je pique dans le gouffre.
Au bout de vingt mètres, je m’aperçois que ça ne va pas être de la sucrine ! Pour commencer, l’entrée est large, mais elle se transforme rapidement en une espèce d’entonnoir terminé par un goulet trop étroit de cinquante centimètres pour laisser passer notre Zodiac.
— Nous sommes marrons ! ronchonné-je.
Jérémie braque le faisceau du projo à batterie dont j’ai fait emplette, sur l’étranglement.
— Il ne mesure pas plus de trois mètres de long, annonce-t-il, ensuite ça redevient large comme les Champs-Elysées.
— Dans un sablier aussi, ça redevient large après, n’empêche que l’étranglement retient le sable !
— Il ne le retient pas : il le freine, rectifie M. Blanc. Nous, ce goulet nous freine, point à la ligne.
— Ah !oui ?
— Oui, mec. On va retirer le moteur. Je le porte de l’autre côté à la nage. Je le dépose sur un point solide, ensuite je reviens et on dresse le bateau de profil. Le passage est étroit, mais, Dieu merci, il est haut !
— Tu ne serais pas génial, à ta façon ? je bée.
— Non, assure Jérémie, c’est toi qui es demeuré à la tienne !
Ah ! le cher garçon ! Mon nouveau venu ! Mon déjà indispensable ! Mon Vendredi pour qui je ne suis qu’un Robinson de pacotille ! Tu le verrais au labeur ! Cette force tranquille ! Et lui, c’est pas une rose qu’il coltine, mais un moteur. Tout en nageant, je te prie de remarquer ! Promptitude dans l’exécution ! Efficacité des gestes ! En moins d’un quart de plombe nous avons passé le Zodiac à travers le goulet. Je claque des dents car l’eau est glacée. Jérémie s’en aperçoit et me frictionne les pieds énergiquement.