— Tu as ses coordonnées ?
— Tiens !
Elle me présente un double de la déclaration de sinistre établie par les deux parties. Sur le document, il est dit que le motard se nomme Karim Moktar, domicilié а Vanves. Employé comme ajusteur par les Établissements Tuboy Duvain d’Ivry-sur-Seine.
— Tu as vu ses papiers ?
— Oui. Il avait même sa dernière feuille de paie dans sa carte d’identité.
J’empoche le faf.
— Merci, tu as été de première.
— Maintenant, j’attends tes explications, me déclare péremptoirement Lola.
— C’est cela, je lui réponds ; et pendant que tu les attends, moi je vais faire une course.
Contrairement à son nom champêtre, la rue Terrasse-Fleurie n’a rien de bandant. C’est une venelle terminée par des escaliers, entre deux murailles grises, près de la gare.
Montreux est une ville pimpante, aux couleurs neuves, où s’érigent des hôtels modernes, généralement en marbre. Il reste fort peu de bâtiments sinistres, pourtant, il s’en trouve encore, la preuve.
Le 15 est une bicoque délabrée, d’un jaune pisseux, promise à une imminente démolition. Un côté des murs, celui qui donne sur le vide, a été étayé avec d’énormes madriers entrecroisés. La bâtisse comporte deux étages. Toutes les fenêtres — celles du rez-de-chaussée exceptées — sont aveuglées avec des planches. Une courette large de deux mètres, close par une grille rouillée, protégeait jadis la maison, seulement, depuis lulure, la porte de fer pend sur son gond inférieur.
Si bien que je me présente sans problème devant celle de la masure. Elle est en bois, celle-là, mais privée de serrure. Ma progression est donc aisée, comme l’écrirait mon illustre confrère Simon Neubandet, qui vient de recevoir le Nobel par lettre express avec accusé de déception.
Un couloir d’une sombreté et d’une malodorance angoissantes. Au fond, c’est écroulé et des arbustes frivoles se sont mis à pousser dans les gravats. Une ruine pareille dans une ville aussi merveilleusement entretenue résulte probablement d’une histoire de succession cacateuse.
Une seule lourde, noire dans le noir, s’offre à bibi. Je plaque l’ouïe а l’huis. Ne perçois rien. Frappe. Toujours rien. Qu’alors, je sors mon nouveau sésame[1] pour cricraquer la serrure. Celle-ci est tellement navrante, tellement évasive et ridicule que mon appareil lui crache dans le pêne et qu’elle s’actionne sans barguigner.
La puanteur change de qualité. Dehors, ça puait la masure pourrissante, dedans ça fouette les corps entassés et la bouffe refroidie.
Pourtant, ils ne sont plus que deux dans un renfoncement de la pièce, à pioncer, à demi nus sur un matelas posé а même le plancher. Un homme, une femme. Mais il ne s’agit ni d’Anouk Aimé ni de Trintignant. La fille est un gros boudin blanchâtre à bourrelets culiers aux crins totalement rasés avec une énorme monture de lunettes tatouée autour des seins. Faire un gag de son corps, c’est cracher à la face du Seigneur, moi qui suis d’un naturel bien-pensant, je l’affirme hautement.
Ces deux grosses doudounes blêmes et veinées de bleu me flanquent la gerbe, ainsi dérisées[2]. J’ai honte. Toujours quand mes semblables se défigurent, se désâment, se décorpsent. Honte pour l’espèce à laquelle j’appartiens et qui périclite délibérément, par jeu, par non-croyance en elle-même, par infinie sottise.
Miss Pâquerette dort nue, ce qui est son droit, auprès d’un type roux, également nu. Ce mec a la peau rouge constellée de taches velues. Sa coiffure défie l’entendement. Tu connais cette coupe dite « aux enfants d’Edouard »[3] ? Tempes rasées, tifs taillés en forme de calotte. Mais ce qui singularise l’ensemble, c’est la mèche interminable style Attila, qui part du sommet et lui tombe sur les épaules.
L’homme peut avoir une trentaine d’années et sa gueule de raie est cisaillée par une profonde cicatrice qui lui va de la pommette à l’oreille. Cette cicatrice désagréable, d’un rose écœurant, résulte d’une blessure que je lui ai infligée il y a trois ou quatre ans avec un tesson de bouteille. Le type n’est autre qu’un ancien « client » à moi : Ted of London, un vilain plutôt redoutable qui magouillait dans les milieux de la drogue et que j’ai sauté, un beau soir où la castagne volait bas.
Comme il prétendait me planter son surin dans la viande, j’avais dû le ramener à la raison avec les moyens du bord, à savoir une bouteille de champ’ heureusement vide que j’avais fracassée sur un coin de table.
Les hardes du couple gisent à terre, dans un pêle-mêle qui révèle la biture dont étaient crédités[4] les amants.
Moi, boulot oblige, je commence par palper ces fringues, et bien m’en prend puisque je découvre un flingue de petit calibre dans le jean de Ted. Il passe de sa poche dans la mienne. Après quoi j’essaie de trouver un siège point trop branlant pour lui confier les deux fesses qui me servent de cul.
Et me voilà installé, jambes croisées, face aux deux endormis. Position de force. Je note combien des individus qui roupillent sont affaiblis, pitoyables et un tantisoit ridicules.
Je compte que ma présence va les arracher des vapes, mais ils ont dû biberonner à mort, ou bien se camer comme des fous, car ils restent en totale léthargie.
Comme je n’entends pas passer la journée en contemplation devant ces deux zozos, je me penche pour chatouiller la plante des pieds de Ted of London. Vu l’état de ses pinceaux, je n’use pas directement de mes doigts, mais d’un brin de paille prélevé sur ma chaise.
Le pionceur importuné commence à remuer ses panards, puis il grogne des importunances, et enfin ouvre un œil nauséabond. Lui faut un bout de moment pour recouvrer sa lucidité. Il en croit mal ses châsses de me voir assis à son chevet.
— Salut, Rosbif, je lui lance. T’as pas l’éclat du neuf, ce matin, on dirait. Gueule de bois ou drogue dure ?
Il a un geste pudique pour se cacher les roupettes de ses deux mains. Mais une seule suffirait car son zoizeau n’a rien de l’aigle des Andes, ce morninge. Il donne plus volontiers dans la noix de cajou.
Je poursuis, aimable :
— D’après ce que je constate, tu t’en es bien sorti aux assiettes. Déjà en vadrouille ! T’as tiré combien de marquotins, mon drôlet ?
Il répond enfin :
— Dix-huit.
— Ils t’ont fait un prix d’aminche !
— J’ai eu une remise de peine.
— Voilà ce que c’est que d’être sage.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Deux mots d’explication.
J’agite le mouchoir-message devant son pif.
— C’est toi qui as écrit ça, n’est-ce pas ? Surtout ne nie pas, sinon je t’emporte chez mes collègues vaudois. Ils te font faire des pages d’écriture. Ils soumettent l’ensemble à un expert, tout ça… On constate que tu es bien l’auteur de cette babille et te revoilà dans les tracasseries, helvétiques cette fois. Les Suisses, faut reconnaître, ils sont accueillants, mais ils détestent les fouteurs de merde, faut les comprendre : quand tu aimes la paix, tu la défends avec énergie, c’est logique.
Mon clille tire son nez et ne répond pas.
— Alors, Teddy, ça veut dire quoi, ce mouchoir ?
Il hausse les épaules.
— Une blague. Je vous ai reconnu, hier à la Rose d’Or. Et j’ai voulu…
— Petit rancuneux !
Le bruit de notre converse éveille la mère Pâquerette (en l’eau cul rance ce serait plutôt un dahlia qu’elle évoquerait). Ma présence la trouble comme une goutte d’eau trouble le Ricard le plus pur. Elle se séante et ses vingt kilogrammes de nichons plouffent sur son ventre à replis. Du coup, les lunettes tatouées adoptent un regard de myope.
1
Le premier, je l’ai brisé dans
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Mot en faveur chez les journalistes sportifs qui créditent le « Paris-Saint-Germain » d’un score fleuve, Hinault de « l’exploit du jour dans le Tour », et le président Dunœud des « meilleures intentions ».