— Est-ce que vous pouvez les soigner ? demanda Delagard. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour eux ? Je sais que vous pouvez, docteur. Je le sais !
Il y avait dans la voix de l’armateur des inflexions insistantes et enjôleuses que Lawler ne se souvenait pas y avoir jamais entendues. Il était habitué à voir les malades investir leur médecin d’un pouvoir quasi divin et attendre de lui des miracles. Mais pourquoi Delagard tenait-il tellement à sauver la vie de ces plongeurs ? Quel était donc le fond du problème ? Delagard n’éprouvait assurément pas un sentiment de culpabilité. Non, non, pas Delagard.
— Je ne suis pas un médecin spécialisé dans les maladies des plongeurs, dit froidement Lawler. Tout ce que je sais faire, c’est soigner les humains, et encore ! Je pourrais être un bien meilleur médecin.
— Essayez… Faites quelque chose. Je vous en prie !
— L’un d’eux est déjà mort, Delagard. On ne m’a jamais appris à ressusciter les morts. Si c’est d’un miracle que vous avez besoin, adressez-vous à votre ami Quillan, le prêtre.
— Seigneur ! murmura Delagard.
— Précisément. Les miracles sont sa spécialité, pas la mienne.
— Seigneur ! Seigneur !
Lawler chercha le pouls sur la gorge des plongeurs. Il le trouva, faible, lent et inégal. Cela voulait-il dire qu’ils étaient moribonds ? Lawler n’en savait rien. Quel pouvait bien être le pouls normal d’un plongeur ? Comment était-il censé le savoir ? La seule chose à faire, se dit-il, serait de remettre à la mer les deux animaux encore vivants, de les faire redescendre à la profondeur à laquelle ils s’étaient trouvés et de les faire remonter lentement, assez lentement pour qu’ils puissent éliminer l’excès d’azote. Mais c’était impossible à réaliser et, de toute façon, il était certainement trop tard.
En désespoir de cause, il fit quelques mouvements de la main dérisoires, presque mystiques, au-dessus des corps torturés, comme s’il pouvait chasser les bulles d’azote par ces seuls gestes.
— À quelle profondeur étaient-ils ? demanda Lawler sans lever la tête.
— Nous ne savons pas très bien. Peut-être quatre cents mètres… Quatre cent cinquante. Le fond était accidenté à cet endroit et la mer assez agitée. Nous ne savons pas exactement quelle longueur de corde nous avons laissé filer.
Tout à fait au fond de la mer. C’était de la folie furieuse !
— Que cherchiez-vous ?
— Des pépites de manganèse. Il devait également y avoir du molybdène et peut-être de l’antimoine. Nous avions remonté tout un échantillonnage de minéraux avec la sonde.
— Eh bien, vous auriez dû utiliser la sonde pour remonter votre manganèse à la place de ces animaux, lança Lawler avec colère.
Il sentit un frémissement parcourir le corps du plongeur de droite, puis l’animal eut une dernière convulsion et mourut. L’autre se tortillait et gémissait encore. Une rage froide, mélange de mépris et d’amertume, s’empara de Lawler. C’était un crime, un crime stupide commis par imprudence. Les plongeurs étaient des animaux intelligents… Pas aussi intelligents que les Gillies, mais assurément plus que les chiens, que les chevaux, que tous les animaux de la vieille Terre dont Lawler avait entendu parler dans son enfance. Les océans d’Hydros étaient remplis d’animaux qui pouvaient être considérés comme intelligents. C’était l’un des plus grands sujets d’étonnement offerts par cette planète où l’évolution ne s’était pas limitée à une seule espèce vivante, mais en concernait plusieurs dizaines. Les plongeurs avaient un langage, ils avaient des noms, ils avaient même une sorte de structure tribale. Mais, contrairement à presque toutes les autres espèces vivantes de leur planète, ils avaient un défaut fatal : ils étaient dociles, voire affectueux avec les humains dans la compagnie desquels ils aimaient à folâtrer dans la mer. Ils étaient tout à fait disposés à rendre service et il était même possible de les faire travailler. Voire de les tuer à la tâche. Lawler continuait avec acharnement de masser le dernier survivant, comme s’il espérait encore chasser l’azote de ses tissus. Les yeux de l’animal s’animèrent fugitivement et il émit cinq ou six mots dans le langage guttural des plongeurs. Lawler ne parlait pas leur langage, mais il était facile de deviner le sens de ces mots : douleur, chagrin, peine, mort, désespoir, souffrance. Puis les yeux couleur d’ambre se voilèrent de nouveau et le plongeur retomba dans le silence.
— L’organisme des plongeurs est adapté à la vie dans les profondeurs océaniques, dit Lawler sans cesser de s’occuper de l’animal. Laissés à eux-mêmes, ils sont assez intelligents pour ne pas passer trop vite d’un palier à l’autre et pour éviter les accidents de décompression. Tous les animaux marins le savent, jusqu’aux plus stupides. Même une éponge le sait, alors, un plongeur… Comment se fait-il que ces trois-là soient remontés si vite ?
— Ils se sont fait prendre dans le filet, répondit Delagard, la mine piteuse. Ils étaient dedans et nous ne nous en sommes rendu compte que lorsqu’il est arrivé à la surface. Mais vous ne pouvez rien faire, absolument rien faire pour les sauver, docteur ?
— Il y en a déjà deux qui sont morts. Et celui-ci n’en a plus que pour quelques minutes. Tout ce que je peux faire, c’est lui briser le cou pour mettre fin à ses souffrances.
— Seigneur !
— Oui, comme vous dites. Quelle merde !
Il ne lui fallut qu’un instant. Il y eut un craquement et ce fut tout. Puis Lawler demeura immobile pendant un moment, la tête rentrée dans les épaules, expirant profondément, soulagé de savoir que le plongeur était mort. Il sortit de la cuve, secoua l’eau et enroula le pagne autour de ses reins. Ce dont il avait besoin maintenant, et il en avait terriblement besoin, c’était une bonne dose d’extrait d’herbe tranquille, ces gouttes roses qui lui procuraient une sorte de paix. Puis un bain, après tout ce temps passé dans la cuve avec les animaux agonisants. Mais son quota d’eau pour la semaine était déjà épuisé. Tant pis, il irait se baigner dans la baie un peu plus tard. Mais il doutait que cela suffise pour qu’il se sente propre après ce qu’il avait vu dans la cabane.
— Ce ne sont pas les premiers plongeurs à qui vous faites subir ce sort, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Delagard avec un regard dur.
— Non, répondit l’armateur trapu en détournant les yeux.
— Vous n’avez donc pas le moindre bon sens ? Je sais que vous n’avez pas de conscience, mais vous pourriez au moins faire preuve d’un peu de bon sens. Qu’est-il arrivé aux autres ?
— Ils sont morts.
— Je m’en doute. Et qu’avez-vous fait dè leur corps ?
— De la nourriture.
— Parfait. Combien y en avait-il ?
— Cela remonte à un certain temps. Quatre ou cinq… Je ne sais plus très bien.
— Cela veut donc dire au moins dix. Les Gillies l’ont-ils appris ?
Le « oui » de Delagard fut à l’extrême limite de l’audible.
— Oui, fit Lawler en le singeant. Bien sûr qu’ils l’ont appris. Les Gillies savent toujours quand nous déconnons avec la faune locale. Et qu’ont-ils dit en l’apprenant ?