Des mots. Des bribes de souvenirs. Un poème oublié d’un monde oublié.
Lawler leva les yeux vers les étoiles lointaines à l’éclat froid. Une étonnante sérénité l’avait envahi. Il n’en revenait pas de se sentir aussi calme, comme s’il s’était transporté en un lieu où plus aucun tourment ne pouvait l’atteindre. Même à l’époque où il avait recours à l’extrait d’herbe tranquille pour faire disparaître ses angoisses, il lui était rarement arrivé d’avoir un tel sentiment de paix.
Pourquoi ? Les pouvoirs magiques de la Face s’étaient-ils exercés sur lui à distance, comme pour Sundira ?
Il doutait qu’ils se fassent sentir si loin. Il devait maintenant être hors de portée de la Face. Plus rien d’autre ne pouvait agir sur son esprit que la voûte obscure du ciel, la mer si calme et les étoiles à la clarté dure et froide. Il y avait aussi la Croix qui déployait au sud la double arche géante de ses soleils… Des milliards d’astres lui avait-on dit un jour. Des milliards ! Et des dizaines de milliards de planètes ! Son esprit avait le plus grand mal à accepter cette image. Toute cette multitude de planètes… de cités, de continents, de créatures appartenant à des myriades et des myriades d’espèces…
La tête levée, il ne pouvait détacher son regard des étoiles et une nouvelle vision lui vint lentement. Une vision informe au début, mais qui se précisa avec une telle impétuosité qu’il ne resta pour ainsi dire plus de place pour autre chose dans son esprit. Il vit les étoiles comme un gigantesque réseau unifié, une immense structure métaphysique formant une mystérieuse unité galactique exactement comme la totalité des différentes particules de la planète d’eau formaient un tout parfaitement cohérent.
Des lignes de force vibraient dans le vide, couraient à travers le firmament comme des torrents de sang, reliant tout ce qui existait. De profondes interactions unissaient les planètes entre elles. Il percevait la respiration de l’univers, une entité vivante, animée par une inépuisable vitalité.
Hydros faisait partie du firmament ; et le firmament était une gigantesque unité indivisible, douée de sensibilité. En se fondant dans Hydros, on accédait au Tout. Tel était l’enjeu. Et il était le seul dans tout l’univers à avoir refusé de faire partie de ce Tout.
Il était le seul. Le seul.
Était-ce véritablement ce qu’il voulait ? Cette solitude, cette terrifiante indépendance d’esprit.
La Face lui offrait l’immortalité, et même une nature divine, au sein d’un organisme unique à l’échelle de la planète. Mais il avait choisi de continuer à être Valben Lawler et rien d’autre. Il avait refusé par orgueil ce qui avait été offert à tous ses compagnons de voyage. Que le pauvre Quillan à l’âme torturée s’abandonne avec joie au dieu qu’il avait cherché toute sa vie ; que le petit Dag Tharp trouve dans la Face le réconfort dont il avait besoin ; que le mystérieux Gharkid en quête de quelque chose de plus grand que lui-même se fonde dans cette entité. Pas moi. Je ne suis pas comme eux.
Il pensa à Kinverson. Même lui, le solitaire bourru, avait fini par choisir la Face. Delagard aussi. Et Sundira.
Soit, se dit Lawler. Je suis moi. Pour le meilleur et pour le pire.
Il se laissa retomber sur le matelas de filets, le regard fixé sur les étoiles, laissant l’éclat presque insoutenable de la Croix emplir son esprit. Comme tout est paisible maintenant, songea-t-il. Comme tout est tranquille.
— Val ? C’est moi.
Il tourna la tête. Une ombre lui cachait les étoiles, celle de Sundira qui se tenait juste devant de lui.
— Je peux m’asseoir à côté de toi ? demanda-t-elle.
— Si tu veux.
Elle se laissa tomber près de lui, sur les filets.
— Je t’ai attendu pendant le repas, mais je ne t’ai pas vu. Tu aurais dû manger.
— Je n’avais pas faim. Mais, vous, malgré votre transformation, vous mangez encore ?
— Bien sûr que nous mangeons. Il n’y a rien de changé pour cela.
— Je suppose, mais comment veux-tu que je le sache ?
— C’est vrai, comment pourrais-tu le savoir.
Elle fit courir sa main le long du bras de Lawler et, cette fois, il n’eut pas de mouvement de recul.
— Le changement est beaucoup plus limité que tu ne l’imagines, reprit-elle. Je t’aime encore, Val. Je te l’avais dit et c’est vrai.
Il hocha la tête en silence. Il n’avait rien à dire.
Et moi, se demanda-t-il, est-ce que je l’aime encore ? Est-ce seulement concevable ?
Il passa le bras autour des épaules de Sundira. Il retrouva le contact familier de sa peau douce et fraîche. C’était agréable. Elle se blottit contre lui. Ils auraient pu être absolument seuls au monde. Et elle lui semblait encore humaine. Il se pencha pour l’embrasser doucement dans le creux de l’épaule et elle eut un petit gloussement.
— Val, dit-elle. Oh ! Val !
Ce fut tout, juste son nom. Que pensait-elle, que préférait-elle ne pas lui dire ? Qu’elle aurait voulu qu’il rejoigne la Face avec elle ? Qu’elle n’avait pas abandonné tout espoir ? Qu’elle priait pour qu’il aille voir Delagard et qu’il l’implore de faire demi-tour afin de rejoindre l’île pour y subir à son tour la transformation ?
Aurais-je dû la suivre ?
Ai-je commis une erreur en refusant ?
Il s’imagina fugitivement à l’intérieur de la machine, rouage entre les rouages, faisant partie du Tout… s’abandonnant enfin, dansant à la même cadence que tous les autres.
Non. Non. Non.
Je suis moi. J’ai fait ce que j’ai fait, parce que je suis moi.
Sundira toujours pelotonnée contre lui, il renversa la tête en arrière, les yeux fixés sur les étoiles. Une autre vision lui vint, une vision de la planète disparue, la Terre perdue.
L’image romantique de la vieille Terre, la planète bleue et brillante, le berceau anéanti de l’humanité, emplit de nouveau son âme. Il la vit telle qu’il se plaisait à l’imaginer, une planète où régnaient la paix et l’harmonie, peuplée d’une multitude d’êtres remplis d’amour, un havre de sérénité, une entité parfaite. Avait-elle jamais été un lieu aussi idyllique ? Probablement pas. Assurément pas. La Terre avait été un lieu comme les autres, un mélange de bien et de mal, avec ses défauts et ses tares. Quoi qu’il en fût, cette planète avait disparu de l’univers, anéantie par un destin cruel.
Et nous, nous sommes là. C’est là que nous gisons. Puissions-nous reposer en paix.
Lawler scruta le ciel nocturne en imaginant que son regard était pointé vers l’endroit où s’était trouvée la Terre. Mais il savait que pour les survivants disséminés dans toute la galaxie, il n’y avait plus aucun espoir de regagner la planète ancestrale. Ils devaient aller de l’avant, se trouver un nouveau foyer dans l’univers immense où ils avaient été contraints de s’exiler. Ils devaient se transformer.