— Ils m’ont mis en garde, répondit l’armateur dans un souffle, à peine plus fort que précédemment, d’une toute petite voix de collégien pris en faute.
Nous y voilà, se dit Lawler. Nous arrivons enfin au cœur du problème.
— Contre quoi vous ont-ils mis en garde ?
— Ils m’ont dit de ne plus utiliser de plongeurs.
— Mais vous n’en avez pas tenu compte, bien entendu. Pourquoi diable avez-vous recommencé malgré cet avertissement ?
— Nous avons changé de méthode. Nous pensions qu’il n’y avait plus de risques. Écoutez, Lawler, poursuivit-il en se raffermissant, savez-vous à quel point ces minéraux sont précieux ? Ils peuvent révolutionner toute notre existence sur cette foutue planète perdue uniquement composée de flotte ! Comment aurais-je pu deviner que les plongeurs allaient se jeter en plein dans le filet ? Comment aurais-je pu imaginer qu’ils allaient y rester après le signal de la remontée ?
— Ils n’y sont pas restés volontairement. Des animaux aussi intelligents que les plongeurs ne resteraient pas de leur plein gré à l’intérieur d’un filet tendu à quatre cents mètres de profondeur.
— C’est pourtant ce qu’ils ont fait, rétorqua Delagard avec un regard de défi. Je ne sais pas pourquoi, mais ils l’ont fait.
Son regard s’adoucit aussitôt et il leva de nouveau des yeux implorants vers Lawler, le faiseur de miracles. Qu’espérait-il encore ?
— Il n’y avait vraiment rien à faire pour les sauver, Lawler ? Rien de rien ?
— Bien sûr que si. J’aurais pu faire des tas de choses, mais je suppose que je n’en avais pas envie.
— Pardon, dit Delagard, l’air sincèrement confus. C’est idiot de ma part. Je sais que vous avez fait de votre mieux, poursuivit-il d’une voix rauque. Écoutez, docteur, si je peux vous faire porter quelque chose en échange de vos services. Une caisse d’alcool d’algue-vigne, ou quelques beaux paniers, ou bien des filets de frappeur pour une semaine…
— L’alcool, dit Lawler. C’est la meilleure idée. Comme cela je pourrai prendre une bonne cuite et essayer d’oublier ce que je viens de voir ici.
Il ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt.
— Les Gillies savent que vous avez amené ici trois plongeurs mourants, poursuivit le médecin.
— Vraiment ? Et comment pouvez-vous le savoir ?
— Parce que j’en ai rencontré quelques-uns en me promenant au bord de la baie et qu’ils ont failli m’arracher la tête. Ils étaient fous furieux. Vous ne les avez donc pas vus me chasser ?
Delagard, le teint terreux, secoua la tête.
— Eh bien, ils m’ont chassé, poursuivit Lawler, et je n’avais pourtant rien fait de mal, sinon peut-être m’approcher un peu trop près de leur centrale. Mais jamais ils ne nous avaient fait savoir que l’accès en était interdit. Ce doit donc être à cause de vos plongeurs.
— Vous croyez ?
— Je ne vois pas d’autre explication.
— Asseyez-vous, docteur. J’ai quelque chose à vous dire.
— Pas maintenant.
— Écoutez-moi !
— Non, je ne veux pas vous écouter ! Je ne peux plus rester ici. J’ai autre chose à faire… Il y a probablement des patients qui m’attendent au vaargh. Et je n’ai même pas pris mon petit déjeuner.
— Attendez, docteur. Je vous en prie !
Delagard tendit la main vers lui, mais Lawler se dégagea. L’air chaud et humide de la cabane auquel se mêlait l’odeur douceâtre des cadavres lui devenait insupportable. Sa tête commençait à tourner. Tout le monde a ses limites, même un médecin. Il passa devant Delagard qui demeurait bouche bée et sortit. Il s’arrêta juste derrière la porte et oscilla d’avant en arrière pendant quelques instants, les yeux fermés, respirant profondément, écoutant les gargouillements de son estomac et les craquements de la jetée, jusqu’à ce que la nausée se soit dissipée.
Il cracha. Quelque chose de sec et de verdâtre qui lui fit faire la grimace.
La journée commençait bien.
Le jour s’était levé sur un spectacle magnifique. En raison de la proximité de l’équateur, le soleil montait rapidement au-dessus de l’horizon et descendait tout aussi brusquement à la tombée de la nuit. Mais, ce matin-là, le ciel était d’une exceptionnelle beauté. Des traînées d’un rose vif, entrelacées de bandes orange et turquoise se plaquaient sur la voûte céleste. Lawler songea fugitivement que ce bouquet de couleurs ressemblait au sarong de Delagard. Il s’était rapidement calmé en quittant la cabane et en respirant l’air pur de la mer, mais il sentit une nouvelle flambée de rage monter en lui et provoquer au plus profond de son être d’inquiétantes résonances. Il baissa les yeux et regarda ses pieds en se forçant de nouveau à respirer profondément. Il se dit que la seule chose à faire était de rentrer chez lui. Le vaargh, un petit déjeuner et peut-être deux ou trois gouttes d’extrait d’herbe tranquille. Puis il commencerait ses visites.
Il remonta doucement le sentier vers l’intérieur de l’île.
Il y avait déjà des gens levés, qui vaquaient à leurs occupations.
À Sorve, personne ne restait longtemps couché après l’aube. La nuit était faite pour dormir et le jour pour travailler. Lawler remontait lentement vers son vaargh pour y attendre la fournée quotidienne de vrais malades et de pleurnicheurs chroniques. Chemin faisant, il rencontra et salua un pourcentage important de la population humaine de l’île. Dans la pointe qui leur était réservée, les humains ne pouvaient manquer de se croiser du matin au soir.
La plupart de ceux qu’il salua d’une légère inflexion de la tête sur le sentier de fibres végétales d’un jaune vif, ferme sous le pied, étaient des gens qu’il connaissait depuis plusieurs dizaines d’années. La quasi-totalité de la population humaine était originaire d’Hydros et plus de la moitié, comme Lawler, avait vu le jour sur cette île. La plupart d’entre eux n’avaient donc pas décidé de leur plein gré de passer leur vie entière sur ce globe liquide d’une nature si singulière ; s’ils s’y trouvaient, c’est qu’ils n’avaient jamais eu le choix. La grande loterie de la vie leur attribua simplement à la naissance un billet pour Hydros. Et quand on se trouvait sur cette planète, il était hors de question d’en partir, puisqu’il n’existait aucun astroport. C’était une condamnation à vie. N’était-il pas étonnant, dans une galaxie remplie de planètes habitables et habitées, de ne pas avoir le choix de vivre où l’on voulait ? Mais il y avait aussi les autres, ceux qui, arrivés d’une autre planète en capsule largable, avaient eu le choix, qui auraient pu aller n’importe où dans l’univers, mais qui préférèrent venir sur Hydros en sachant qu’il s’agissait d’un voyage sans retour. Voilà qui était encore plus étonnant.
Dag Tharp, le responsable de la station radio, qui faisait en plus office de dentiste et servait parfois d’anesthésiste à Lawler, fut le premier à croiser son chemin. Il était tout petit, sec comme un coup de trique et d’apparence frêle, avec un cou de poulet, un visage rougeaud et un nez en bec d’aigle entre deux petits yeux et des lèvres presque invisibles. Après lui, Lawler croisa Sweyner, le ferronnier et souffleur de verre, un vieux petit bonhomme noueux et ratatiné, et sa femme noueuse et ratatinée qu’on eût prise pour sa sœur jumelle. C’est ce que soupçonnaient certains des colons arrivés de fraîche date, mais le médecin savait qu’il n’en était rien. La femme de Sweyner était la cousine issue de germains de Lawler et Sweyner n’avait aucun lien de parenté avec lui… ni avec elle. Comme Tharp, les Sweyner étaient natifs de Sorve. Il n’était pas très régulier d’épouser quelqu’un de sa propre île, comme Sweyner l’avait fait, et cette entorse aux coutumes jointe à leur ressemblance physique avait alimenté les rumeurs.