— Je commence à m’en rendre compte, dit le prêtre. Il ne pleut donc jamais, ici ?
— À certaines périodes de l’année, répondit Lawler, mais ce n’est pas le cas en ce moment. Vous ne verrez pas une goutte de pluie avant encore neuf ou dix mois. C’est pour cela que nous avons pris soin de construire des citernes qui ne fuient pas.
L’eau était rare à Sorve, tout au moins celle indispensable aux humains. L’île se déplaçait pendant la plus grande partie de l’année à travers des zones arides. C’était l’œuvre inexorable des courants. Les îles flottantes d’Hydros, même si elles dérivaient plus ou moins librement, n’en demeuraient pas moins, pendant des décennies d’affilée, bloquées sur les mêmes longitudes par de violents courants océaniques, aussi puissants que de grands fleuves. Chaque île accomplissait annuellement une migration rigoureusement déterminée d’un pôle à l’autre et dans les deux directions. Autour de chaque pôle tourbillonnaient des masses d’eau qui attiraient les îles arrivant à proximité, les faisaient tournoyer et les renvoyaient vers l’autre extrémité de l’axe de la planète. Les îles traversaient donc toutes les latitudes au cours de leur migration annuelle sur l’axe nord-sud, mais les fluctuations longitudinales étaient minimes en raison de la force des courants dominants. Aussi loin que remontaient les souvenirs de Lawler, Sorve, dans ses incessants allers et retours entre les pôles, était toujours restée entre quarante et soixante degrés de longitude ouest, ce qui, sous la plupart des latitudes, semblait être une zone aride. Les pluies étaient très rares, sauf quand l’île traversait les zones polaires où des pluies diluviennes étaient la règle.
Cette sécheresse quasi perpétuelle n’était pas un problème pour les Gillies qui, de toute façon, pouvaient boire de l’eau de mer, mais elle compliquait singulièrement l’existence des humains. Le rationnement de l’eau faisait partie intégrante de la vie à Sorve. Il y avait eu deux exceptions du vivant de Lawler, la première quand il avait douze ans, la seconde huit ans plus tard, l’année de funeste mémoire où mourut son père. En ces deux occasions, des trombes d’eau s’étaient abattues sur l’île pendant plusieurs semaines d’affilée, à tel point que les citernes débordèrent et que l’eau cessa d’être rationnée. Cela avait été une nouveauté intéressante pendant les huit premiers jours, puis l’interminable déluge, les longues journées grises et l’odeur permanente de moisi engendrèrent un ennui profond. Tout compte fait, Lawler préférait la sécheresse ; au moins, il y était habitué.
— Cet endroit me fascine, reprit Quillan. C’est la planète la plus étrange qu’il m’ait été donné de voir.
— Je suppose que je pourrais dire la même chose.
— Avez-vous beaucoup voyagé ? Sur Hydros, je veux dire.
— Je suis allé une fois à Thibeire, répondit Lawler. L’île est passée tout près, juste à l’entrée du port, et, avec quelques amis, je suis monté dans un canot et j’y ai passé la journée. J’avais quinze ans et c’est la seule et unique fois que j’ai quitté Sorve. Mais vous, ajouta-t-il avec un regard méfiant, vous avez la réputation d’être un grand voyageur. Il paraît que vous avez bourlingué dans toute la galaxie.
— Dans une partie seulement, dit Quillan. Je n’ai pas voyagé tant que cela. Je ne connais que sept planètes, huit en comptant celle-ci.
— Cela fait sept de plus que je n’en verrai jamais.
— Mais je suis arrivé au bout de mes pérégrinations.
— Oui, dit Lawler, vous pouvez en être certain.
Comment pouvait-on quitter un autre monde pour venir vivre sur Hydros ? Pour Lawler, cela dépassait l’entendement. Partir d’Aurore, la planète la plus proche, à peine éloignée d’une douzaine de millions de kilomètres, se laisser enfermer dans une capsule largable lancée sur une orbite pour amerrir à quelques encablures de l’une des îles flottantes, en sachant que l’on ne pourrait plus jamais quitter Hydros. Puisque les Gillies refusaient obstinément d’autoriser la construction d’un astroport sur leur planète, le voyage ne pouvait être qu’un aller simple et tout le monde en avait conscience. Et pourtant, les voyageurs de l’espace continuaient à arriver, pas en très grand nombre, mais l’un après l’autre, naufragés volontaires sur une planète sans rivages, sans arbres ni fleurs, sans oiseaux ni insectes, sans prairies ni verdure, condamnés à vivre jusqu’à la fin de leurs jours sans commodités, sans confort, sans aucun des bienfaits de la technologie moderne, entraînés par les courants, dérivant d’un pôle à l’autre sur des îles de fibres végétales, sur une planète faite pour les animaux à nageoires ou à aileron.
Lawler n’avait pas la moindre idée de ce qui avait poussé Quillan à venir sur Hydros, mais c’était le genre de question que l’on ne posait pas. Peut-être une manière de pénitence, ou bien un acte d’abnégation. Il n’était assurément pas venu remplir des fonctions sacerdotales. L’Église de Tous les Mondes était une secte catholique schismatique post-papale qui, à la connaissance de Lawler, ne comptait pas un seul fidèle sur toute la surface de la planète. Le prêtre ne semblait pas non plus être venu faire œuvre missionnaire. Il n’avait rien fait pour convertir quiconque depuis son arrivée à Sorve, ce qui n’était pas plus mal, car la religion n’avait jamais suscité un grand intérêt chez les insulaires. « Sur l’île de Sorve, Dieu est très loin de nous », se plaisait à dire le père de Lawler.
Quillan demeura maussade pendant quelques instants, comme s’il réfléchissait aux perspectives de son isolement à vie sur Hydros.
— Cela ne vous gêne pas de toujours rester au même endroit ? demanda-t-il enfin. Cela ne vous démange pas de connaître autre chose ? Vous n’éprouvez aucune curiosité ?
— Pas vraiment, répondit Lawler. J’ai trouvé que Thibeire ressemblait beaucoup à Sorve. Le même plan général, la même impression d’ensemble. Avec cette seule différence que je n’y connaissais personne. Si toutes les îles se ressemblent tellement, pourquoi ne pas rester sur celle que l’on connaît, au milieu de ceux avec qui on a toujours vécu ? Ce qui m’intéresse, poursuivit-il en plissant les yeux, ce sont les autres planètes. Celles où le sol est ferme, des planètes à la surface solide. Je me demande ce que cela fait de marcher pendant des journées entières sans jamais voir la haute mer, de se trouver en permanence sur une surface dure, pas sur une petite île, mais sur un continent, une étendue gigantesque où l’on ne peut d’un seul coup d’œil embrasser toute la surface du territoire où l’on se trouve, une énorme masse de terre où s’élèvent des villes et des montagnes, et où coulent des fleuves. Villes, montagnes… Ce ne sont pour moi que des mots vides de sens. Je serais curieux de voir des arbres, des oiseaux et des plantes qui portent des fleurs. La Terre me fascine, vous savez. Il m’arrive de rêver qu’elle existe encore, que j’y vais, que j’en respire l’air, que j’en foule le sol. Que j’y plonge les mains. Vous rendez-vous compte qu’il n’y a pas de sol sur Hydros ? Rien que le sable du fond des océans.
Lawler baissa furtivement les yeux vers les mains du prêtre, vers ses ongles, comme s’il pouvait encore y rester un peu de la terre noire d’Aurore. Les yeux de Quillan suivirent ceux de Lawler et il sourit, mais garda le silence.
— J’ai surpris la semaine dernière la conversation que vous avez eue avec Delagard, poursuivit le médecin, quand vous parliez de la planète sur laquelle vous avez vécu avant de venir ici. Je me souviens parfaitement de tout ce que vous avez dit. Vous avez parlé de la terre qui semble ne pas avoir de limites, d’abord une étendue de prairies, puis la forêt, ensuite des montagnes et un désert au-delà de ces montagnes. Et je vous écoutais en essayant d’imaginer à quoi tout cela pouvait ressembler. Mais je ne le saurai jamais. Nous ne pouvons atteindre aucune autre planète à partir d’ici. Pour nous, c’est comme si elles n’existaient pas. Et puisque toutes les îles d’Hydros se ressemblent comme deux gouttes d’eau, je n’ai pas envie de courir les océans.