Torse nu, elle s’avança vers la table d’examen et le regarda passer le stéthoscope autour de son cou. Très mince, presque maigre, elle avait de longs bras musclés comme le sont ceux des femmes très sveltes, avec de petits muscles plats et durs. Ses seins aussi étaient petits, hauts et sensiblement écartés l’un de l’autre. Ses traits paraissaient comprimés au centre d’un visage large et osseux ; bouche petite, lèvres minces, nez étroit, yeux gris et froids. Lawler se demanda pourquoi il l’avait trouvée séduisante, car elle était très loin de la beauté classique. C’est son maintien, songea-t-il. La tête légèrement en avant surmontant un long cou, la ligne des mâchoires bien découpée, les yeux vifs, alertes, mobiles. Elle semblait très vigoureuse, presque agressive. À son grand étonnement, il sentit qu’il la désirait. Non pas parce qu’elle était à moitié nue – la nudité, partielle ou totale, n’avait rien d’inhabituel à Sorve – mais à cause de cette énergie, de cette vitalité qui émanaient d’elle.
Cela faisait très longtemps qu’il n’avait rien éprouvé de tel pour une femme. La vie de célibataire lui semblait maintenant tellement plus simple, exempte de tout souci et de toute complication. Il suffisait de dépasser le sentiment initial de solitude et de morosité, ce qu’il réussit à faire. De toute manière, Lawler n’avait jamais été très heureux en amour et son seul et unique mariage, à l’âge de vingt-trois ans, dura moins d’un an. Tout ce qui suivit n’avait été tout au plus que passades et aventures. Liaisons futiles…
La petite excitation endocrinienne retomba rapidement. En quelques instants, il posa de nouveau sur elle un regard de professionnel, le regard du docteur Lawler examinant un patient.
— Ouvrez la bouche, dit-il. Toute grande.
— Elle n’est pas très grande, vous savez.
— Eh bien, faites de votre mieux.
La bouche ouverte, elle le regarda prendre un petit tube muni d’une lampe. C’était un instrument légué par son père et dont il devait recharger la pile minuscule au bout de quelques jours. Lawler orienta la lumière vers le fond de la gorge de Sundira Thane et regarda dans le tube.
— Alors, dit-elle quand il eut retiré l’instrument, j’ai la gorge pleine de filaments rouges ?
— On ne dirait pas. Tout ce que j’ai vu, c’est une petite inflammation à proximité de l’épiglotte, ce qui n’a rien de particulièrement inquiétant.
— Qu’est-ce que c’est, l’épiglotte ?
— Une lame cartilagineuse qui protège votre glotte. Ne vous inquiétez pas.
Lawler appliqua le stéthoscope sur le sternum de la jeune femme et écouta.
— Vous entendez les filaments pousser ?
— Chut !
Lawler déplaça lentement l’extrémité du cylindre sur la surface plate et dure qui s’allongeait entre les seins pour écouter les battements du cœur, puis le long de la cage thoracique.
— J’essaie de déceler des signes d’inflammation du péricarde, expliqua-t-il. C’est la membrane qui enveloppe le cœur. J’écoute aussi les bruits qui se produisent à l’intérieur de vos bronches. Respirez profondément et retenez votre souffle. Essayez de ne pas tousser.
Immédiatement ; sans que cela eût rien d’étonnant, elle se mit à tousser. Lawler garda le stéthoscope plaqué sur sa poitrine pendant toute la durée de la quinte. Tout renseignement était bon à prendre. Quand la toux s’arrêta enfin, elle avait encore le visage rouge et marqué.
— Excusez-moi, dit-elle. Quand vous m’avez dit « Ne toussez pas », c’est comme si un signal avait été transmis à mon cerveau et je…
Une nouvelle quinte l’empêcha d’achever sa phrase.
— Doucement, dit-il. Calmez-vous.
Le deuxième accès de toux dura moins longtemps que le précédent. Lawler écouta, hocha la tête, écouta de nouveau en déplaçant son stéthoscope. Tout semblait normal.
Mais il n’avait jamais eu à traiter un cas d’infestation par le champignon tueur. Tout ce qu’il savait sur cette maladie, il l’avait entendu de la bouche de son père ou appris en discutant avec des confrères exerçant sur d’autres îles. Il se demanda si son stéthoscope primitif pouvait réellement lui indiquer si le parasite s’était fixé à l’intérieur des poumons de la jeune femme.
— Tournez-vous, dit-il.
Il ausculta son dos. Il lui fit lever les bras et lui palpa les flancs pour s’assurer qu’il n’y avait pas de grosseur. Elle se tortilla comme s’il la chatouillait. Il lui fit un prélèvement de sang et l’envoya derrière le paravent du fond de la pièce en lui demandant de rapporter un échantillon d’urine. Lawler possédait une sorte de microscope que Sweyner, le taillandier, lui avait fabriqué et dont le pouvoir de résolution était celui d’un jouet. Mais, si un parasite se développait dans l’organisme de sa patiente, il le verrait peut-être.
Il en savait si peu, vraiment si peu.
Jour après jour, ses lacunes lui faisaient honte et, la plupart du temps, il lui fallait bluffer. Son savoir très insuffisant était un mélange de connaissances grappillées auprès de son père, de fragiles conjectures et d’une expérience péniblement accumulée aux dépens de ses patients. Lawler n’avait pas dépassé la moitié de ses études médicales quand son père était mort et, à l’âge de vingt ans, il s’était trouvé promu médecin de l’île de Sorve. Il n’était pas possible d’acquérir sur Hydros une véritable formation médicale, pas plus que de se procurer le moindre instrument moderne ni un remède autre que ceux qu’il préparait lui-même à partir d’organismes marins et avec de l’imagination et des prières. Du temps de son défunt père, une organisation charitable d’Aurore larguait de loin en loin des colis de produits médicaux, des colis peu nombreux, très espacés et qu’il fallait partager entre de nombreuses îles. Mais ces livraisons avaient cessé depuis longtemps. La galaxie habitée était immense et tout le monde ou presque avait oublié les humains vivant sur Hydros. Lawler faisait de son mieux, mais ce n’était pas toujours suffisant. Quand il le pouvait, il s’entretenait avec les médecins d’autres îles en espérant apprendre quelque chose. Leur savoir était aussi imprécis que le sien, mais l’expérience lui avait enseigné qu’un échange de connaissances, aussi sommaires fussent-elles, pouvait dans certains cas provoquer une étincelle de compréhension. Dans certains cas…
— Vous pouvez vous rhabiller, dit Lawler.
— C’est le champignon, à votre avis ?
— C’est une toux nerveuse et rien d’autre.
Il posa une goutte de sang sur la lamelle de verre du microscope et appliqua son œil sur l’unique oculaire. Il y avait du rouge sur le fond rouge ! Pouvait-il s’agir de filaments mycéliens écarlates sur le fond plus sombre du sang ? Non. Non. Ses yeux lui jouaient des tours ; le sang était normal.
— Tout est parfaitement normal, dit-il en relevant la tête.
La poitrine encore nue, la chemise sur le bras, elle était figée dans l’attente du verdict, une expression soupçonneuse sur le visage.
— Pourquoi avez-vous besoin de penser que vous avez une terrible maladie ? poursuivit Lawler. Ce n’est qu’une toux.
— J’ai besoin de penser que je n’ai pas de terrible maladie. C’est pour cela que je suis venue vous voir.