L’océan n’a ni compassion, ni foi ni loi, ni mémoire. Sa versatilité ne peut être mise au service des desseins de l’homme qu’avec une résolution inébranlable et une vigilance jalouse, de tous les instants, dans laquelle, peut-être, il est toujours entré plus de haine que d’amour.
Il y avait du bleu au-dessus et un bleu d’une autre nuance au-dessous, deux immensités vides et inaccessibles, et le navire semblait presque flotter, suspendu entre les deux immensités bleues, sans les toucher, totalement immobile, encalminé. Mais, en réalité, il était bien à sa place, sur l’eau et non au-dessus, et il suivait sa route. Depuis quatre nuits et quatre jours, il voguait vers le large, s’éloignant inexorablement de Sorve, s’enfonçant dans les étendues inexplorées de l’océan.
Quand, au matin du cinquième jour, Valben Lawler monta sur le pont du navire de tête, il vit des centaines de longs museaux argentés qui sortaient de l’eau de tous côtés. C’était nouveau. Le temps, lui aussi, avait changé : le vent était tombé et la mer était calme, une mer d’huile, mais qui semblait avoir une qualité étrangement électrique, potentiellement explosive. Les voiles étaient flasques et les cordages pendaient mollement. Une écharpe de brume barrait le ciel d’un mince trait gris, comme quelque envahisseur venu du bout du monde. Grand, mince, dans la force de l’âge, Lawler avait un corps d’athlète, musclé et gracieux. Il regarda en souriant les étranges créatures entourant le navire, dont la laideur était telle qu’elles en devenaient presque charmantes. Des animaux sinistres et stupides, songea-t-il.
Non, ce n’était pas vrai. Sinistres, assurément ; mais pas stupides. Une lueur froide d’intelligence brillait dans leurs yeux écarlates et méchants. Encore une espèce intelligente sur cette planète qui en comptait déjà tant ! Si elles étaient sinistres, c’est précisément parce qu’elles n’étaient pas stupides. Et elles avaient vraiment l’air méchant, avec leur tête étroite et leur long cou tubulaire. On eût dit de gigantesques vers métalliques dont la tête sortait de l’eau. Avec leurs fortes mâchoires et leurs dizaines de petites dents acérées luisant au soleil, il émanait d’elles une malveillance absolue, sans équivoque, qui forçait l’admiration.
Lawler caressa fugitivement l’idée de sauter par-dessus le bastingage et de plonger au milieu des menaçantes créatures.
Il se demanda combien de temps il pourrait survivre. Cinq secondes, pas plus. Et puis la paix, la paix éternelle. Une idée délicieusement perverse, un petit fantasme suicidaire. Mais il allait de soi qu’il n’était pas sérieux : Lawler n’était aucunement prédisposé au suicide sinon il aurait déjà mis fin à ses jours depuis longtemps. En tout état de cause, il était pour l’instant immunisé contre la dépression, l’anxiété et autres états déplaisants, grâce aux quelques gouttes d’extrait d’herbe tranquille qu’il avait prises dès le réveil. La drogue lui procurait, au moins pendant quelques heures, une sensation artificielle de calme qui lui permettait de regarder en face et en souriant une horde de monstres aux dents effrayantes comme ceux qu’il avait devant les yeux. Le fait d’être médecin… en l’occurrence le médecin, le seul du groupe, offrait certains avantages.
Lawler aperçut Sundira Thane penchée sur le bastingage, près du mât de misaine. Contrairement au médecin, la longue femme brune était une voyageuse expérimentée qui avait déjà accompli nombre de traversées entre les îles en parcourant parfois de grandes distances. Elle connaissait la mer alors que lui n’était assurément pas dans son élément.
— Aviez-vous déjà vu des horreurs comme celles-là ? demanda-t-il.
— Ce sont des drakkens, répondit-elle en relevant la tête. Sales bêtes, hein ? Et rapides avec ça… Elles vous avaleraient tout entier, si vous leur en donniez la moindre possibilité. Heureusement que nous sommes sur le pont et qu’eux sont dans l’eau.
— Des drakkens, répéta Lawler. Je n’avais jamais entendu parler de cette espèce.
— Ils viennent du nord. On ne les voit pas souvent dans les eaux tropicales, ni dans ces parages. Ils devaient avoir envie de vacances dans une mer plus chaude.
Les museaux effilés aux dents pointues, longs comme la moitié du bras d’un homme, hérissaient la surface de l’eau comme une forêt de sabres. Lawler distinguait les rubans argentés de leurs corps effilés, brillant comme un métal poli, dont l’extrémité se perdait dans les flots. De loin en loin apparaissait une queue plate ou une pince puissante. Des yeux d’un rouge ardent le fixaient avec une intensité troublante. Les drakkens communiquaient bruyamment entre eux avec des sonorités aiguës et cliquetantes, des petits cris évoquant le bruit d’une hachette sur une enclume.
Gabe Kinverson surgit brusquement et s’avança vers le bastingage où il s’accouda entre Lawler et Thane. Le grand pêcheur à la carrure de colosse et aux traits burinés avait apporté son matériel, un paquet de lignes et d’hameçons, et une longue gaule d’algue-bois.
— Des drakkens, murmura-t-il. Les sales bestioles ! Un jour, je revenais en remorquant un léopard de mer de dix mètres et cinq drakkens l’ont dévoré devant mes yeux. Je n’ai absolument rien pu faire.
Kinverson ramassa un cabillot d’amarrage brisé et le lança dans l’eau. Les drakkens se jetèrent sur la cheville comme s’il s’agissait d’un appât, sautant hors de l’eau, claquant des mâchoires, poussant de petits cris furieux. Ils laissèrent le cabillot s’enfoncer dans la mer et disparaître.
— Ils ne peuvent quand même pas sauter sur le pont ? demanda Lawler.
— Non, docteur, répondit Kinverson en riant. Ils ne peuvent pas sauter sur le pont. Heureusement pour nous !
Les drakkens – il y en avait au moins trois cents – continuèrent de nager pendant deux heures le long des flancs du navire qu’ils suivaient sans peine en fendant l’air de leur museau hideux, sans cesser leurs commentaires menaçants. Puis, vers le milieu de la matinée, ils disparurent ; ils plongèrent brusquement tous ensemble et ne refirent pas surface.
Peu après, le vent se leva et l’équipage du quart de jour régla la voilure. Très loin au nord, sous une couche d’un noir menaçant, un petit nuage creva et zébra l’horizon d’une pluie sombre qui ne semblait pas tout à fait atteindre la surface de la mer. À proximité des navires, l’air demeurait limpide et sec, mais il se chargeait d’électricité.
Lawler redescendit dans sa cabine. Il avait du travail, mais rien de très important. Neyana Golghoz avait une cloque sur le genou ; Léo Martello souffrait d’un coup de soleil sur les épaules ; le père Quillan s’était meurtri le coude en tombant de sa couchette. Après avoir donné ses soins, Lawler établit le contact radio habituel avec les autres bâtiments de la flottille pour savoir si un problème médical particulier s’était présenté ailleurs. Vers midi, il remonta sur le pont pour respirer un peu d’air frais. Devant le poste de timonerie, Nid Delagard, le propriétaire de la flottille et le chef de l’expédition, était en conversation avec Gospo Struvin, le capitaine du navire de tête, et leurs éclats de rire s’entendaient jusqu’à la poupe. Ils se ressemblaient comme deux frères, deux hommes trapus, au cou puissant, têtus et irrévérencieux, pleins d’une énergie bruyante.
— Alors, docteur, s’écria Struvin, vous avez vu les drakkens, ce matin ? Jolies petites bêtes, non ?
— Ravissantes. Que nous voulaient-ils ?
— Juste savoir ce que nous faisions là. On ne peut pas naviguer longtemps sur cet océan sans être espionné par ses habitants. Nous aurons encore pas mal de visites. Regardez là-bas, docteur ! À tribord !