Il vit Sundira Thane s’avancer vers lui. Elle était toute rouge et la sueur brillait sur son front. Tout dans son attitude révélait une vive excitation et une sorte de contentement farouche.
— Je vous avais bien dit qu’ils étaient furieux contre nous, non ? On dirait que j’avais raison.
— Oui, dit Lawler, on le dirait.
— Nous allons vraiment être obligés de partir, reprit-elle après l’avoir observé en silence pendant quelques instants. Pour moi, cela ne fait pas le moindre doute.
Les prunelles étincelantes, elle semblait tirer fierté de ce qui se passait, en être presque grisée. Il revint en mémoire à Lawler que Sorve était la sixième île sur laquelle elle vivait, à l’âge de trente et un ans. Les voyages ne la dérangeaient pas ; sans doute même lui plaisaient-ils.
— Pourquoi en êtes-vous si sûre ? demanda-t-il en hochant lentement la tête.
— Parce que les Habitants ne changent jamais d’avis. Quand ils disent quelque chose, rien ne les en ferait démordre. Tuer des plongeurs semble être beaucoup plus grave à leurs yeux que tuer des poissons-chair ou des frappeurs. Les Habitants ne s’opposent pas à ce que nous allions chercher notre nourriture dans la baie. Ils mangent des poissons-chair eux aussi. Mais les plongeurs, c’est autre chose. Les Habitants ont une attitude très protectrice avec eux.
— Oui, dit Lawler, cela me semble probable. Elle plongea les yeux dans les siens, sans avoir à lever la tête, car ils avaient à peu près la même taille.
— Vous vivez ici depuis longtemps, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Depuis que je suis venu au monde.
— Oh ! Je suis désolée pour vous ! Cela va être dur.
— Je m’en sortirai, dit-il. Il y aura toujours de la place pour un médecin sur les autres îles. Même un médecin mal dégrossi comme moi, ajouta-t-il en riant. À propos, comment va cette toux ?
— Je n’ai pas toussé une seule fois depuis que vous m’avez donné votre drogue.
— Cela ne m’étonne pas le moins du monde.
Lawler vit Delagard reparaître brusquement à ses côtés.
— Voulez-vous venir avec moi chez les Gillies, docteur ? demanda l’armateur sans même s’excuser d’interrompre la conversation.
— Pour quoi faire ?
— Ils vous connaissent et ils vous respectent. Vous êtes le fils de votre père et vous jouissez d’un certain crédit auprès d’eux. Ils vous considèrent comme un homme honorable et digne de confiance. Si je suis obligé de leur promettre de quitter l’île, vous pouvez vous porter garant de ma sincérité.
— Si vous leur dites cela, ils n’ont pas besoin de moi pour vous croire. Ils ne pensent pas qu’un être intelligent, même vous, puisse mentir. Ma présence ne changera rien.
— Accompagnez-moi quand même, Lawler.
— C’est une perte de temps. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est commencer à préparer l’évacuation.
— Nous pouvons quand même essayer. Nous ne pourrons être sûrs de rien, si nous n’essayons pas.
— Tout de suite ? demanda Lawler après quelques secondes de réflexion.
— Après la tombée de la nuit, dit Delagard. Pour l’instant, ils n’ont pas envie de voir un humain. Ils sont trop occupés à fêter l’ouverture de leur centrale électrique. Vous savez qu’ils viennent de la mettre en service il y a à peu près deux heures ? Ils ont tiré un câble entre le promontoire et leur côté de l’île, et le courant passe.
— Tant mieux pour eux.
— Je vous retrouve devant la digue, au coucher du soleil, d’accord ? Nous irons leur parler ensemble. Acceptez-vous, Lawler ?
Lawler passa tranquillement l’après-midi dans son vaargh en essayant de se représenter tout ce que signifierait le départ de l’île, en tournant et retournant dans son esprit cette pensée qui suscitait tant d’inquiétudes. Pas un seul patient ne se présenta. Fidèle à sa promesse du petit matin, Delagard lui fit porter plusieurs flacons d’alcool d’algue-vigne. Lawler but un peu, puis un peu plus, sans ressentir d’effets particuliers. Il envisagea un moment de s’octroyer une autre dose de son tranquillisant, mais il abandonna cette idée. Il était assez calme et ce n’était pas de sa nervosité habituelle qu’il souffrait. Ce qu’il éprouvait était une sorte de profond engourdissement de l’esprit, un sentiment écrasant d’abattement contre lesquels les gouttes roses ne lui seraient d’aucun secours. Je vais quitter l’île de Sorve, se répétait-il. Je vais aller vivre ailleurs, sur une île que je ne connais pas, avec des gens dont le nom, le lignage et la nature profonde seront des mystères pour moi.
Il avait beau se dire que ce n’était pas grave, qu’au bout de quelques mois il se sentirait autant chez lui à Thibeire, Velmise, Kaggerham ou n’importe quelle autre île qu’il l’était maintenant à Sorve, il savait que ce n’était pas vrai. Mais il essayait de s’en convaincre.
Il se sentait mieux quand la résignation, le fatalisme, voire l’indifférence l’emportaient en lui, mais l’ennui c’est qu’il ne parvenait pas à demeurer dans cet état d’engourdissement. De loin en loin, une émotion violente s’emparait de lui et le bouleversait, il était envahi par le sentiment d’une perte intolérable et sentait même une terreur panique le gagner. Et il fallait tout recommencer.
Quand le soir tomba, Lawler quitta son vaargh et prit la direction de la digue.
Deux lunes s’étaient levées et un petit croissant d’Aurore réapparaissait au firmament. La baie était illuminée par les couleurs du crépuscule, de longues traînées d’or et de pourpre se fondant rapidement sous ses yeux dans le gris de la nuit tombante. Les formes sombres de mystérieuses créatures marines se mouvaient lentement dans les eaux peu profondes. Il émanait une impression de paix et de beauté du spectacle de la baie au soleil couchant.
Mais Lawler se prit soudain à penser au voyage qui l’attendait. Son regard se porta au-delà du port, vers l’immensité hostile et inconcevable de l’océan. Combien de temps leur faudrait-il naviguer avant de trouver une île acceptant de les accueillir ? Une semaine, quinze jours, un mois ?
Jamais il n’avait pris la mer, pas même pour une journée. Il était bien allé à Thibeire, l’île qui s’était approchée si près de Sorve, mais n’avait fait qu’une courte traversée en canot jusqu’à l’entrée de la baie.
Lawler savait qu’il redoutait la mer. Il lui arrivait parfois de se représenter la mer comme une bouche gigantesque, à l’échelle de la planète, qui, lors d’un lointain séisme, avait dû engloutir la totalité d’Hydros, ne laissant à la surface des flots que les quelques petites îles construites par les Gillies. Et il serait englouti lui aussi, s’il entreprenait de la traverser.
Il se dit avec un vif agacement que c’était ridicule, que des hommes comme Gabe Kinverson partaient en mer tous les jours et qu’ils étaient toujours vivants, que Nid Delagard avait effectué des centaines de traversées entre les îles, que Sundira Thane était venue d’une île de la Mer d’Azur, une île si éloignée qu’il n’en avait jamais entendu parler. Tout se passerait bien. Il embarquerait sur l’un des navires de Delagard et, une ou deux semaines plus tard, il débarquerait sur l’île qui deviendrait sa nouvelle patrie.