Lawler tourna la tête dans la direction indiquée par le capitaine. La forme gonflée, vaguement sphérique d’une créature gigantesque, était visible juste au-dessous de la surface de l’eau. Énorme, verdâtre, criblée de trous, on eût dit une lune tombée du ciel. Au bout de quelques instants, Lawler vit que ce qu’il avait pris pour de simples trous était en réalité des sortes de cavités buccales très rapprochées les unes des autres et couvrant toute la surface de la sphère, qui s’ouvraient et se refermaient continuellement. Des centaines, peut-être un millier de bouches avides en mouvement perpétuel. Une infinité de longues langues bleutées, dardées avec vivacité, frappaient la surface de l’eau comme des fouets. L’étrange créature n’était que bouches, une gigantesque machine flottante uniquement conçue pour manger.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lawler en faisant une grimace de dégoût.
Mais Struvin, pas plus que Delagard, ne fut capable de lui donner un nom. Ce n’était qu’un habitant anonyme et hideux de la mer, un horrible monstre flottant qui s’était approché pour voir si le petit convoi pouvait lui procurer une nourriture quelconque. Porté par les flots, il s’éloigna lentement, sa myriade de bouches continuant de fonctionner sans répit. Une vingtaine de minutes plus tard, les navires entrèrent dans une zone grouillante de grosses méduses rayées d’orange et de vert. De gracieuses ombrelles luisantes, de la taille de la tête d’un homme, d’où partaient en ondulant des tentacules rouges et charnus, de l’épaisseur d’un doigt, qui paraissaient longs de plusieurs mètres. Les méduses semblaient bienveillantes et même comiques, mais tout autour d’elles la surface de l’eau bouillonnait et fumait comme si elles dégageaient quelque acide puissant. Elles étaient tellement serrées qu’elles se pressaient contre la coque du navire et heurtaient les plantes marines appelées doigts de mer dont elle était tapissée avant de s’écarter avec de petits soupirs de protestation. Delagard étouffa un bâillement et disparut par l’écoutille arrière. Fasciné, Lawler ne pouvait détacher son regard de la masse mouvante des méduses qui tremblotaient comme une armée de seins rebondis. Elles étaient si proches qu’il aurait presque pu en sortir une de l’eau en tendant le bras.
Gospo Struvin passa près de lui en longeant le bastingage de bâbord.
— Hé ! s’écria-t-il. Qui a laissé traîner ce filet, ici ? C’est toi, Neyana ?
— Pas moi, répondit Neyana Golghoz qui passait le faubert sur l’avant du pont, sans même se donner la peine de lever la tête. Il faut demander à Kinverson ; c’est lui qui s’occupe des filets.
Le filet en question était formé d’un enchevêtrement de fibres jaunes et humides reposant en tas près du bastingage. En passant devant, Struvin lança un coup de pied dans sa direction, comme l’on repousse un objet sans valeur. Puis il grommela un juron et lança un second coup de pied. Lawler tourna la tête vers lui et vit que l’une des bottes de Struvin s’était prise dans les mailles du filet. La jambe en l’air, le capitaine donnait de violents coups de pied, comme s’il voulait se libérer de quelque chose de visqueux et de très adhérent.
— Hé ! s’écria Struvin. Hé !
Une partie du filet était déjà montée jusqu’à la moitié de sa cuisse et l’enserrait fermement. Le reste avait franchi le bastingage et commençait à glisser vers la mer.
— Docteur ! hurla Struvin.
Lawler se précipita vers lui, Neyana sur ses talons. Mais le filet se déplaçait avec une rapidité incroyable. Il ne ressemblait plus du tout à un amas informe de substance fibreuse ; il s’était redressé et se présentait maintenant sous la forme d’un organisme formé de mailles, long d’à peu près trois mètres et qui entraînait rapidement Struvin par-dessus bord. Le capitaine hurlait et se débattait à grands coups de pied pour ne pas passer par-dessus le plat-bord. Le filet était enroulé autour d’une de ses jambes et il s’arc-boutait de l’autre pour ne pas tomber dans l’eau. Mais l’étrange créature semblait résolue à l’écarteler s’il continuait de résister. Les yeux exorbités de Struvin, au regard vitreux, exprimaient un mélange d’étonnement, d’horreur et d’incrédulité.
Au cours d’un quart de siècle d’exercice de la médecine, il avait souvent, trop souvent, été donné à Lawler de voir des gens à l’article de la mort, mais jamais, au grand jamais, il n’avait vu une telle expression dans les yeux de quiconque.
— Débarrassez-moi de cette saleté, bon Dieu ! hurla Struvin. Docteur ! Docteur, je vous en prie…
Lawler bondit vers le capitaine et saisit la partie du filet la plus proche de lui. Dès que sa main se referma sur la substance fibreuse, il éprouva une vive sensation de brûlure, comme si un acide avait rongé sa chair jusqu’à l’os. Il essaya de lâcher le filet, mais c’était impossible : sa peau ne pouvait s’en décoller. Struvin avait presque entièrement disparu ; seules sa tête, ses épaules et ses mains, désespérément agrippées au plat-bord, demeuraient visibles. Il appela encore une fois à l’aide avec un cri rauque et horrifié. Se forçant à ne pas prêter attention à la douleur cuisante, Lawler balança l’extrémité du filet sur son épaule et commença à le haler vers le milieu du pont en espérant remonter Struvin avec lui. L’effort était extrêmement violent, mais il était animé d’une mystérieuse énergie engendrée par la tension et dont il ignorait la source. La créature continuait de brûler la paume de ses mains et il éprouvait à travers le tissu de sa chemise une sensation de chaleur intense provoquée par le contact du filet sur son dos, sur son cou et sur son épaule. Lawler se mordit les lèvres et avança d’un pas, puis d’un autre et d’un troisième, les muscles bandés pour haler le corps pesant de Struvin et vaincre la résistance du filet vivant qui s’était laissé glisser le long de la coque et se rapprochait dangereusement de la surface de l’eau.
Lawler commençait à éprouver une vive douleur au milieu du dos où ses muscles tendus à se rompre se contractaient et tressaillaient violemment. Mais il semblait en passe de réussir à hisser le filet sur le pont et le corps de Struvin était presque revenu en haut du bastingage.
C’est alors que le filet se brisa net, ou plutôt se divisa de lui-même. Lawler entendit un dernier hurlement affreux et tourna la tête pour voir Struvin basculer par-dessus bord et tomber dans la mer bouillonnante et fumante. L’eau commença aussitôt à s’agiter autour de lui et Lawler distingua des mouvements juste au-dessous de la surface, des frémissements de tentacules se précipitant de tous côtés. Les méduses ne paraissaient plus bienveillantes ni comiques. L’autre moitié du filet était restée sur le pont et s’enroulait autour des poignets et des mains de Lawler. Pris dans les rets de la furieuse créature ondulante qui se tortillait en tous sens et se collait à lui partout où elle le touchait, le médecin s’agenouilla et saisit le filet qu’il abattit de toutes ses forces sur le pont. La texture en était à la fois résistante et élastique, comme une sorte de cartilage. La créature semblait faiblir, mais il ne parvenait pas à se débarrasser d’elle et les brûlures devenaient intolérables.
Kinverson arriva à la rescousse et écrasa le talon de sa botte sur un angle du filet, le clouant sur le pont ; Neyana appuya de toutes ses forces son faubert sur les mailles du milieu ; puis Pilya Braun apparut brusquement et, se penchant sur Lawler, elle tira de sa gaine un couteau à manche en os avec lequel elle entreprit frénétiquement de trancher les mailles cartilagineuses et frémissantes. Un sang luisant d’un bleu profond, à l’aspect métallique, jaillit du filet et les fibres de la créature se rétractèrent vivement devant la lame. Il ne fallut que quelques instants à Pilya pour trancher la partie du filet adhérant aux mains de Lawler et le médecin put se relever. Cette portion était à l’évidence trop petite pour rester vivante. Elle se ratatina en se détachant de ses doigts et il la lança au loin. Pendant ce temps, Kinverson continuait à fouler aux pieds la partie du filet restée sur le pont après que Struvin eut été entraîné par-dessus bord.