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Il continuerait sur ce ton en rappelant subtilement au milieu de ses félicitations la nécessité d’une harmonie entre les deux races. Et, petit à petit, il en arriverait ainsi à proposer explicitement qu’Hydrans et humains oublient la froideur de leurs relations passées et commencent enfin à travailler de concert pour réaliser de nouveaux progrès techniques. Il évoquerait aussi souvent que possible le nom révéré du défunt docteur Bernat Lawler et rappellerait comment l’éminent médecin avait consacré toute son énergie et sa compétence au bien-être des Habitants et des humains, sans distinction de race, accomplissant nombre de guérisons miraculeuses, se dévouant sans compter pour les deux communautés de l’île… Il en rajouterait, il ferait vibrer l’air d’émotion jusqu’à ce que les Gillies, les larmes aux yeux et le cœur débordant d’une affection toute nouvelle envers leurs frères humains, acceptent avec joie la suggestion qu’il leur ferait d’un air détaché ; un bon moyen d’inaugurer l’ère nouvelle ne serait-il pas de permettre aux humains d’aménager la centrale afin qu’outre l’électricité elle puisse produire de l’eau douce ? Puis il en viendrait au cœur du problème : les humains se chargeraient seuls de la conception et de la construction de l’unité de dessalement – du condensateur à toutes les canalisations – et la remettraient aux Gillies. Tenez, vous n’avez plus qu’à mettre en marche. Cela ne vous aura rien coûté et nous ne dépendrons plus des réserves d’eau de pluie. Et nous serons jusqu’à la fin des temps les meilleurs amis du monde, vous, les Habitants, et nous, les humains.

Telle était l’idée extravagante qui avait tenu Lawler éveillé toute la nuit. Il n’avait pourtant pas accoutumé de se laisser entraîner dans des divagations de ce genre. Loin de posséder le génie de son père, Lawler était un praticien sérieux et relativement compétent qui, dans des conditions difficiles, faisait dans l’ensemble du bon travail. Les années passées à exercer la médecine avaient fait de lui un homme réaliste et pratique dans la plupart des domaines. Malgré cela, il avait acquis la conviction cette nuit-là qu’il était le seul en mesure de convaincre les Gillies de laisser une installation de dessalement se greffer sur leur centrale électrique. Oui, il réussirait là où tous les autres avaient échoué !

Lawler n’ignorait pas que les chances étaient minimes. Mais, à l’approche de l’aube et après une nuit de veille, les probabilités de succès apparaissent souvent plus grandes qu’à la lumière crue du jour.

Le seul courant électrique disponible sur l’île provenait de piles chimiques inefficaces, faites de disques de zinc et de cuivre empilés, séparés par des bandes de papier d’algue rampante imbibées d’eau fortement salée. Les Gillies, appelés aussi Hydrans ou Habitants, la race dominante de l’île et de toute la planète où Lawler avait passé sa vie entière, s’étaient toujours efforcés de trouver un meilleur moyen de produire de l’électricité. Et maintenant, s’il fallait en croire la rumeur, leur nouvelle centrale électrique se trouvait presque opérationnelle ; ce n’était qu’une question de jours, une semaine au plus. Si les Gillies menaient leur entreprise à bien, le progrès serait considérable pour les deux races. Ils avaient déjà accepté en rechignant de laisser les humains utiliser une partie de leur électricité, ce que tout le monde s’accordait à trouver formidable. Mais il serait encore plus formidable pour les soixante-dix-huit humains ayant tout juste de quoi vivre sur l’étroite parcelle de terre ferme qu’était l’île de Sorve que les Gillies se laissent convaincre que leur centrale soit également utilisée pour le dessalement de l’eau de mer afin que les humains ne dépendent plus pour leur consommation d’eau douce de précipitations aussi rares qu’irrégulières. Même pour les Gillies, il devait être évident que la vie deviendrait beaucoup plus facile pour leurs voisins humains s’ils pouvaient compter sur un approvisionnement sûr et illimité en eau douce.

Mais il allait sans dire que les Gillies n’avaient jusqu’alors manifesté aucun intérêt pour cela. Jamais ils n’avaient fait le moindre effort pour faciliter la vie à la poignée d’humains vivant à leurs côtés. L’eau douce était vitale pour les humains, mais les Gillies s’en moquaient éperdument. Tout ce dont les humains pouvaient avoir besoin, tout ce qu’ils pouvaient désirer ou espérer les laissait totalement indifférents. Et c’est l’espoir de changer cela tout seul, grâce à son pouvoir de persuasion, qui avait empêché Lawler de fermer l’œil cette nuit-là. Qui ne risque rien n’a rien, que diable !

Lawler était sorti pieds nus et ne portait pour tout vêtement qu’une sorte de pagne jaune de feuilles de laitue de mer autour des reins. En cette fin de nuit tropicale, l’air était chaud et lourd, la mer calme. L’île, cet entrelacs de tissus vivants, semi-vivants ou déjà morts, qui dérivait à la surface d’un océan occupant toute la planète, oscillait imperceptiblement sous ses pieds. Comme toutes les îles habitées d’Hydros, Sorve n’était pas ancrée dans une surface solide ; elle vagabondait librement et se déplaçait au gré des courants et des vents, ou encore d’un raz de marée. Lawler sentait sous ses pieds l’enchevêtrement dense des tissus constituant le sol qui se détendait et se contractait sans relâche, et il entendait les clapotements de la mer deux mètres en contrebas. Mais il marchait d’un pas souple et léger, son corps long et mince s’accordant automatiquement au rythme des mouvements de l’île. La chose la plus naturelle du monde, pour lui.

Mais la douceur de la nuit était trompeuse. Pendant la majeure partie de l’année, Sorve n’était assurément pas un endroit où il faisait bon vivre. Le climat de l’île offrait une succession de périodes de temps chaud et sec, et de temps froid et humide ; seul le bref intermède estival pendant lequel Sorve dérivait dans des eaux équatoriales au climat chaud et humide donnait une illusion de bien-être et de quiétude. La nourriture était abondante et la douceur de l’air emplissait les insulaires de joie. Le reste de l’année, la vie était infiniment plus âpre.

Sans se presser, Lawler contourna la citerne et descendit la rampe menant à la terrasse inférieure qui allait en pente douce jusqu’au rivage. Il longea les bâtiments dispersés du chantier naval d’où Nid Delagard dirigeait son empire maritime et les usines des quais aux formes indistinctes et arrondies où différents métaux – nickel, fer et cobalt, vanadium et étain – étaient extraits des tissus d’animaux marins des espèces les plus simples par des procédés lents et primitifs. Lawler ne distinguait pas grand-chose dans l’obscurité, mais, après quarante années passées sur l’île exiguë, il n’éprouvait aucune difficulté à trouver son chemin.

Le grand bâtiment de deux étages qui abritait la centrale électrique se trouvait juste à sa droite, un peu plus loin, au bord de l’eau. Lawler continua dans cette direction.

Rien n’annonçait encore le lever du jour dans le ciel d’un noir d’encre. Certaines nuits, Aurore, la planète sœur d’Hydros, brillait au firmament comme un gros œil bleu-vert, mais cette nuit-là, Aurore était absente et elle baignait de son vif éclat les eaux mystérieuses, encore inexplorées, de l’autre hémisphère. Mais l’une des trois lunes était visible, point minuscule de vive lumière blanche à l’orient, tout près de l’horizon. Et des étoiles scintillaient partout, poussière brillante et argentée parsemant les ténèbres de la voûte céleste. Cette infinité d’astres lointains formait une miroitante toile de fond qui faisait ressortir l’unique constellation visible au premier plan, la Croix d’Hydros : deux rangées flamboyantes d’étoiles s’étirant à travers le ciel et se croisant à angle droit, un double chapelet cintré, l’un reliant les deux pôles de la planète, l’autre suivant résolument l’axe de l’équateur.