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Les étoiles de Lawler, les seules qu’il eût jamais vues ! Né sur Hydros où sa famille vivait depuis cinq générations, il n’était jamais allé sur aucune autre planète et il savait qu’il ne le ferait jamais. Il connaissait l’île de Sorve aussi bien que sa propre peau, mais il lui arrivait pourtant de se trouver brusquement en proie à un sentiment terrifiant de confusion, d’avoir l’impression que plus rien ne lui était familier et de s’y sentir étranger. Des moments où il lui semblait qu’il venait de débarquer le jour même sur Hydros, tel un naufragé de l’espace venu de quelque patrie lointaine et tombé comme une étoile filante. Il lui arrivait parfois de former dans son esprit l’image brillante de la Terre, la planète mère, aussi resplendissante que n’importe quelle autre étoile, avec ses vastes océans d’azur séparés par les gigantesques étendues de terre d’un vert doré appelées continents, et il songeait : Voilà ma patrie, voilà ma vraie patrie. Lawler se demandait si les autres humains vivant sur Hydros éprouvaient la même chose. Probablement, même si personne n’en parlait jamais. N’étaient-ils pas tous des étrangers sur Hydros ? La planète appartenait aux Gillies et tout le monde, tous les humains sans exception, s’y était installé sans y avoir été invité.

Il avait atteint le bord de la mer. Il grimpa en haut de la digue et sa main se referma machinalement sur le garde-fou au contact rugueux et familier, à la texture ligneuse comme tout ce qui existait sur cette île artificielle dépourvue de sol et de végétation.

Le sol qui descendait en pente douce de la zone bâtie de l’île se redressait brusquement en formant un rebord très relevé en forme de croissant qui protégeait rues et habitations des plus hautes vagues et des raz de marée. Agrippé à la rambarde, le corps penché sur l’eau sombre au clapotis incessant, Lawler garda les yeux fixés sur le large pendant quelques instants comme pour s’offrir tout entier à l’immensité de l’océan.

Malgré l’obscurité, il avait une conscience aiguë de la forme de l’île, une virgule posée sur les flots, et de l’endroit précis où il se tenait. D’une extrémité à l’autre, Sorve faisait huit kilomètres de long et un kilomètre dans sa plus grande largeur, du bord de la baie au sommet de la levée contenant les eaux de l’autre côté de l’île. Il était presque au milieu, au plus profond de l’échancrure de la côte. Les deux bras incurvés de l’île s’étiraient de chaque côté de lui. Le plus arrondi était habité par les Gillies et la poignée de colons humains vivaient groupés sur l’autre partie, celle qui se terminait en pointe.

Juste devant lui, enserrée par ces deux bras d’épaisseur inégale, se trouvait la baie, le toute la vie de l’île. En bâtissant Sorve, les Gillies y avaient créé un fond artificiel, un plateau constitué de troncs d’algues-bois entrelacés et reliés aux deux rives afin que l’île dispose en permanence d’un lagon poissonneux, d’un petit lac peu profond et facile d’accès. Les prédateurs voraces et redoutables qui rôdaient en haute mer ne pénétraient jamais dans la baie ; peut-être les Gillies avaient-ils scellé quelque pacte avec eux, en des temps reculés. Un lacis spongieux d’algues-nuit à la croissance rapide et au renouvellement continu, qui n’avaient nul besoin de lumière, formait une couche protectrice sur le dessous du plateau artificiel. Au-dessus se trouvait le sable transporté par les tempêtes depuis le fond inaccessible des océans. Encore plus haut croissaient des plantes aquatiques, au moins une centaine d’espèces différentes, qui nourrissaient toutes sortes d’animaux marins. Les nombreux coquillages qui vivaient au fond filtraient l’eau de mer à travers leurs tissus et concentraient dans leur chair de précieux minéraux utilisés par les insulaires. Vers marins et serpents voisinaient avec des poissons ventrus, à la chair tendre, qui y trouvaient leur pâture. Lawler aperçut un groupe d’énormes créatures phosphorescentes qui se déplaçaient en émettant des pulsations de lumière violette ; il s’agissait probablement de ces gros animaux appelés bouches, à moins que ce ne fussent des plates-formes. Il faisait encore trop sombre pour le savoir. Et, au-delà de la baie aux eaux d’un vert éclatant, l’océan immense déroulait ses flots jusqu’à l’horizon, tenant la planète tout entière dans son étreinte, telle une main gantée serrant une balle. Le regard fixé sur les lointains, Lawler ressentit pour la millionième fois tout le poids de son immensité et de sa puissance.

Il tourna la tête dans la direction de la centrale électrique, massive et isolée sur son promontoire trapu s’avançant dans la baie.

Ils n’avaient donc pas encore réussi. La grosse et laide bâtisse, tapissée de fibres végétales tressées pour la protéger de la pluie, était toujours environnée de silence et de ténèbres. Quelques silhouettes indistinctes se mouvaient autour du bâtiment. À en juger par leurs épaules tombantes, il s’agissait indiscutablement de Gillies.

L’idée consistait à produire de l’électricité en tirant profit des écarts de température de la mer. Dann Henders, le plus compétent en la matière sans être un véritable ingénieur, l’expliqua à Lawler après avoir arraché à un des Gillies une description sommaire du projet. L’eau de mer chaude de la surface était aspirée dans une chambre vide où son point d’ébullition serait fortement abaissé. L’eau, bouillant violemment, devrait dégager de la vapeur de faible densité qui actionnerait les turbines du générateur. De l’eau de mer froide, pompée au fond de la baie, servirait à condenser la vapeur et l’eau ainsi obtenue serait rejetée à la mer de l’autre côté de l’île.

Les Gillies avaient construit la quasi-totalité de l’installation – canalisations, pompes, pales, turbines, condensateurs et même la chambre vide – en utilisant différents plastiques organiques obtenus à partir d’algues et autres plantes aquatiques. Ils semblaient n’avoir presque pas utilisé de métal. Rien d’étonnant, quand on savait à quel point il était difficile de s’en procurer sur Hydros. Le projet paraissait fort ingénieux, d’autant plus que, par comparaison aux autres espèces intelligentes de la galaxie, les Gillies n’étaient pas particulièrement attirés par la technologie. L’idée avait dû germer dans le cerveau de quelque génie exceptionnel de leur race. Mais, génie ou pas, ils semblaient avoir toutes les peines du monde à mettre la centrale en service et elle n’avait pas encore produit son premier watt. Les humains doutaient pour la plupart que cela arrive un jour. Lawler estimait qu’il eût été infiniment plus rapide et plus facile pour les Gillies de laisser Dann Henders ou un autre des humains compétents se charger du projet. Mais les Gillies n’avaient pas coutume de demander conseil aux étrangers plus ou moins indésirables avec qui ils partageaient l’île, même si cela pouvait être à leur avantage. Ils avaient fait une seule exception lorsqu’une épidémie de pourriture de la nageoire avait décimé leurs jeunes ; le père vénéré de Lawler leur avait alors fourni un vaccin. Mais c’était de l’histoire ancienne et le regain de bonne volonté engendré chez les Gillies par les précieux services du docteur Lawler s’était depuis longtemps dissipé, et il n’en restait plus la moindre apparence.

Le fait que la centrale ne fût pas encore en service contrariait quelque peu le projet ambitieux qui avait occupé les pensées de Lawler pendant toute la nuit.

Que faire maintenant ? Fallait-il quand même aller les voir et leur parler ? Prononcer son petit discours pompeux, endormir les Gillies avec de nobles figures de rhétorique, poursuivre l’élan visionnaire de la nuit avant que la lumière du jour ne le dépouille de toute vraisemblance ?