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N’y pensons plus, se dit-il. Et maintenant, je vais regagner mon vaargh pour attendre le lever du jour.

— Lawler ? articula à ce moment précis une voix grave et râpeuse dans son dos.

Surpris, Lawler pivota brusquement sur lui-même, le cœur battant, les yeux plissés pour fouiller du regard l’obscurité à peine teintée de gris. Il discerna une silhouette, celle d’un homme de courte stature, robuste, aux longs cheveux gras, qui se tenait dans l’ombre à une douzaine de mètres de lui.

— Delagard ? C’est vous ?

L’homme trapu s’avança vers lui. C’était bien Delagard. Le grand manitou de l’île, comme il aimait à se considérer lui-même, le battant, l’entrepreneur dynamique. Que pouvait-il bien faire dans ces parages, à une heure si matinale ?

Delagard semblait toujours être en train de manigancer quelque chose, même quand ce n’était pas le cas. De taille assez courte sans être véritablement petit, il était ventru, avec un cou de taureau et des épaules puissantes. Il portait un sarong descendant à la cheville, laissant nu son large torse velu, et dont les moirures écarlate, turquoise et rose vif chatoyaient dans l’obscurité. Delagard était l’homme le plus riche de la colonie, quelque signification que l’on pût accorder à ce mot sur une planète où l’argent ne signifiait rien, où il n’y avait rien ou presque qu’il permît d’acquérir. Delagard était né à Hydros, comme Lawler, mais il possédait des affaires sur plusieurs îles et se déplaçait beaucoup. Il avait quelques années de plus que le médecin et devait approcher de la cinquantaine.

— Vous êtes bien matinal aujourd’hui, docteur, dit Delagard.

— Je le suis en général et vous le savez bien, dit Lawler d’une voix plus sèche qu’à l’accoutumée. C’est une heure agréable.

— Quand on aime être seul, oui, dit Delagard. Vous alliez y jeter un coup d’œil ? poursuivit-il en indiquant la centrale électrique d’un signe de la tête.

Lawler haussa les épaules. Il aurait préféré s’étrangler de ses propres mains plutôt que de lui révéler quoi que ce fût du projet grandiose et absurde qu’il avait passé toute la nuit à mûrir.

— Il paraît qu’elle sera en service dès demain, poursuivit Delagard.

— Cela fait une semaine que j’entends dire la même chose.

— Non. Ils vont vraiment la mettre en service demain. Ils ont déjà produit de l’électricité en faible quantité et ils doivent la porter aujourd’hui à sa pleine capacité de production.

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais, répondit Delagard. Même si les Gillies ne m’aiment pas, ils me parlent. Dans le cadre de nos relations d’affaires, vous voyez.

Il vint se placer à côté de Lawler et posa la main sur le garde-fou de la digue d’un geste ferme et assuré, comme si l’île était son royaume et le garde-fou son sceptre.

— Vous ne m’avez pas encore demandé pourquoi je suis debout de si bonne heure.

— Non, je ne vous l’ai pas demandé.

— Je vous cherchais. Je suis d’abord allé jusqu’à votre vaargh, mais vous n’y étiez pas. Puis je suis descendu sur la terrasse inférieure et j’ai aperçu quelqu’un qui suivait le sentier et venait par ici. J’ai pensé que c’était peut-être vous et je suis venu voir si je ne m’étais pas trompé.

Lawler eut un petit sourire amer. Rien dans le ton de Delagard n’indiquait qu’il avait été témoin de la scène du promontoire.

— Il est bien tôt pour me rendre visite, si c’est pour une raison professionnelle, dit Lawler. Et même pour une visite de politesse. Ce qui ne vous ressemblerait pas.

Il tendit le doigt vers l’horizon. La lune brillait encore dans le ciel et les premières lueurs du jour n’étaient toujours pas visibles. La Croix, encore plus resplendissante que d’habitude en l’absence d’Aurore, semblait palpiter dans les ténèbres du firmament.

— En général, Nid, poursuivit-il, mes consultations ne commencent pas avant le lever du jour. Vous le savez fort bien.

— C’est un problème assez particulier, dit Delagard. Qui ne peut attendre et qu’il vaut mieux régler pendant qu’il fait encore nuit.

— Un problème médical ?

— Oui, un problème médical.

— Pour vous ?

— Oui, mais je ne suis pas le patient.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre. Venez avec moi.

— Où ? demanda Lawler.

— Au chantier naval.

Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Delagard semblait vraiment bizarre ce matin. C’était probablement quelque chose d’important.

— D’accord, dit Lawler. Allons-y tout de suite.

Sans ajouter un mot, Delagard se retourna et suivit le sentier qui longeait la digue en prenant la direction du chantier naval. Lawler le suivit en silence. Le sentier épousait à cet endroit l’avancée d’un autre petit promontoire parallèle à celui sur lequel se dressait la centrale électrique et, à mesure qu’ils avançaient, ils la voyaient plus distinctement. Des Gillies s’affairaient tout autour de l’usine, entraient et sortaient en transportant du matériel.

— Salauds d’amphibies, marmonna Delagard. J’espère que leur centrale va leur exploser à la gueule quand ils la mettront en service. Si jamais ils y arrivent un jour !

Ils suivirent le bord opposé du promontoire et atteignirent la petite crique abritant le chantier naval de Delagard. C’était de loin la plus importante entreprise de Sorve et elle employait plus d’une douzaine de personnes. Les navires de Delagard faisaient d’incessants allers et retours entre les différentes îles où il avait des intérêts, transportant de port en port un fret composé des modestes marchandises produites par les petites industries exploitées par les humains : hameçons, ciseaux et maillets, bouteilles et pots, vêtements, papier et encre, ouvrages manuscrits, aliments conditionnés, etc. La flottille de Delagard se chargeait également du transport des métaux, des plastiques, des produits chimiques et autres marchandises de première nécessité si laborieusement produites par les différentes îles. Au fil des ans, Delagard avait ajouté de nouvelles îles à sa chaîne commerciale. Depuis les premiers temps de l’occupation humaine d’Hydros, tous les Delagard avaient été des entrepreneurs, mais c’est Nid qui avait développé l’entreprise familiale et lui avait donné une ampleur nouvelle.

— Par ici, dit Delagard.

Une traînée gris perle commença à poindre à l’orient. L’éclat des étoiles s’atténua et la petite lune posée sur l’horizon s’effaça lentement tandis que le jour se levait. La baie prenait sa teinte émeraude du matin. Lawler suivit Delagard sur le sentier descendant vers le chantier naval. Il tourna la tête vers la mer et distingua les gigantesques animaux phosphorescents qui avaient sillonné la baie toute la nuit. C’étaient des bouches, ces créatures, semblables à d’énormes sacs aplatis, mesurant près d’une centaine de mètres de long et qui parcouraient les océans en gardant ouverte leur mâchoire colossale, engloutissant tout ce qui passait à leur portée. À peu près une fois par mois, un groupe d’une dizaine ou une douzaine de ces animaux titanesques pénétrait dans le port de Sorve et dégorgeait, encore vivantes, toutes les proies contenues dans leur estomac dans d’énormes filets de fibres végétales tendus à cet effet par les Gillies qui se servaient à loisir pendant les semaines suivantes. Lawler trouvait que c’était une très bonne affaire pour les Gillies – des tonnes et des tonnes de nourriture gratuite – mais il ne voyait pas très bien ce que les bouches gagnaient en retour.