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Dépouillé des attributs de la veuve Hô (il poussait le scrupule jusqu’à porter deux seins de latex, plats comme des steaks attendris au hachoir) l’inspecteur Van Thian était un flic maigre, vieux, et chroniquement déprimé. Il ouvrit une rose boîte de Tranxène, propulsa deux gélules au creux de sa main, et les fit passer à l’aide du verre de bourbon que Pastor lui tendait.

— Tous mes ulcères se sont réveillés d’un coup.

L’inspecteur Van Thian tomba assis sur une chaise, en face de son jeune collègue Pastor. Pastor récupéra le verre, le remplit d’eau, y jeta deux cachets d’aspirine effervescente, le posa au milieu du bureau, et s’assit à son tour. Les deux hommes, le menton sur leurs doigts croisés, contemplèrent en silence la valse pétillante. Quand le vieux Thian se fut envoyé l’aspirine, il dit :

— J’ai bien cru que j’en coinçais deux, ce soir.

— Deux gosses ? demanda Pastor.

— Si on veut. Simon le Kabyle et Mo le Mossi. Ils font le bonneteau pour le compte de Hadouch Ben Tayeb. Ils doivent pas totaliser plus de quarante berges à eux deux. Par rapport à moi, c’est des mômes, mais par rapport à la vie, ils ont roulé leur caisse, crois-moi.

Pastor aimait ces heures de la nuit où l’inspecteur Van Thian descendait des hauteurs de Belleville pour venir taper ses rapports à la Maison. Pour une raison que Pastor ne s’expliquait pas, la présence du vieux Thian lui rappelait celle du Conseiller. Peut-être parce que Thian lui racontait des histoires (les tribulations de la veuve Hô) tout comme le Conseiller, quand Pastor était enfant. Ou l’âge, tout simplement… l’approche du grand âge.

— Écoute bien ça, gamin, ils m’ont coincé au distributeur de billets du Faubourg du Temple et de l’avenue Parmentier. Tu imagines ? Lin Mossi en acier et un Kabyle en béton contre la petite veuve Hô. Je leur ai donné près de trois cents sacs à renifler. J’ai même paumé volontairement un biffeton. Et tu sais quoi ? Voilà Mo le Mossi qui cavale après moi pour me le rendre ! Bon, je me dis que ce sera pour plus tard, qu’ils veulent me ratisser du total, sans risque, dans un coin pénard, le métro par exemple. Va pour le métro. Ils y descendent avec moi en me susurrant des horreurs avec des ricanements à la con, comme quoi ils vont me griller les miches, me tortiller les roberts, tu vois le genre… Ils m’obligent à monter dans un wagon vide, m’assoient entre eux deux, et au lieu de me soulager du paquet, ils continuent à me réciter leur catalogue de chinoiseries. On change à République et on se dirige vers l’Italie. (Je leur avais dit que j’allais voir ma belle-fille qui venait d’accoucher.) Et ça continue de plus belle, au point que je me dis qu’ils veulent, en prime, sauter ma belle-fille et me faire la totale dans son plumard. Résultat, que dalle ! Ils m’ont accompagné jusqu’au pied de la tour où créchait ma prétendue belle-fille et se sont cassés au moment de monter dans l’ascenseur, comme ça, sans prévenir.

— Conclusion ?

— Déprimante, gamin. Ces mômes ne voulaient pas voler la veuve Hô. Je dirais même plus : ils l’ont protégée ! Ils lui ont servi de gardes du corps ! Non seulement ils ne l’ont pas touchée, mais toutes les sado-salades qu’ils lui ont débitées, c’était pour lui foutre les flubes, qu’elle arrête de se balader la nuit, approvisionnée comme un compte libanais. Et ça, tu vois, gamin, ça m’inquiète plus que tout.

— Ça veut dire que Cercaire se trompe sur la jeunesse bellevilloise ?

— Ça veut dire que tout le monde se plante, dans cette affaire de vieilles. Moi-même autant que ce buffle fumant de Cercaire.

Petit bilan silencieux. Sourcils froncés, Thian avait aussi quelque chose de Gabrielle, la femme du Conseiller, quand elle s’offrait un air réfléchi. Le Conseiller disait alors à Pastor : « Gabrielle pense, Jean-Baptiste, dans quelques secondes nous serons moins bêtes. » Tous deux étaient morts, maintenant, Gabrielle et le Conseiller.

— Tu sais quoi, gamin ? De jouer les travelos depuis un mois dans Belleville, ça m’aura au moins appris un truc : c’est que les vieilles peaux peuvent bien s’y balader à poil toutes les nuits, leurs diams vissés dans le nombril et leur argenterie de famille autour du cou, pas un seul camé ne lèvera le petit doigt sur elles. La consigne est passée, et le plus envapé des mouflets se ferait piler plutôt que de plumer une vioque sur Belleville. C’est pas que la jeunesse du quartier soit devenue vertueuse, note, c’est qu’elle est née expérimentée. Les rues sont pourries de flics discrets comme des Vanini, les gosses le savent et ils ne bronchent pas, c’est tout. Même, ils seraient les premiers à mettre la main sur le dingue au rasoir que ça ne m’étonnerait pas. Tu vois, gamin…

Thian leva sur Pastor un regard de sagesse épuisée.

— Tu vois comment c’est, la vie ? Je me disais que j’allais sauter ce trancheur de vieilles avant l’équipe à Cercaire, histoire de me retirer en beauté, et de faire un dernier cadeau à notre Coudrier : et voilà que c’est contre une bande de marmots que je me retrouve en compétition.

L’inspecteur Van Thian leva péniblement ses trente-neuf années de service pour aller les asseoir derrière son bureau. Il confectionna un copieux sandwich de feuilles blanches et de carbones qu’il offrit au rouleau de sa machine.

— Et toi, gamin, tu es tombé sur quelque chose, cette nuit ?

La porte du bureau s’ouvrit à la même seconde sur un coursier du labo qui apportait la réponse.

— Je suis tombé sur ça, répondit Pastor en remerciant le flic et en jetant une poignée de photos encore humides devant Thian.

Thian regarda longuement le corps nu de la femme blanchi par le flash et le contraste du charbon.

— Ceux qui l’ont jetée à la Seine ont fait hurler le moteur de leur voiture pour couvrir le « plouf », expliqua Pastor, du coup, ils n’ont pas entendu passer la péniche.

— Les cons…

— Et ils ont perdu leur pare-chocs en dérapant. Je l’ai récupéré au passage. Une BMW qu’on retrouvera sans mal.

— Ils avaient le feu au cul ?

— Des amateurs, peut-être. Ou des types complètement speedés. La fille a été droguée.

— Tu as des témoins ?

— Une jeune fille qui jouait du violon deux étages plus haut en regardant la nuit. Tiens, elle t’a vu à la télé, à propos. Ça lui a complètement sapé le moral. D’où le violon…

Thian ne releva pas. Il faisait glisser les photos les unes sur les autres, rêveusement.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Pastor. Une pute corrigée trop fort ?

— Non, ce n’est pas une pute.

Catégorique, l’inspecteur Van Thian. Et toujours avec cet air de sagesse asiatico-dépressive.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— J’ai fait coffrer deux de mes beaux-frères et trois de leurs cousins pour proxénétisme. Avant notre mariage, ma femme tapinait à Toulon, et ma fille bosse à Nanterre comme bonne sœur dans un foyer de michetonneuses repenties. On s’y connaît en putes, dans la famille.

Puis, de nouveau, secouant la tête :

— Non, ce n’est pas une pute.

— On vérifiera tout de même, fit Pastor en chargeant sa propre machine.

C’est, entre autres qualités, parce qu’il travaillait vite et juste, et qu’il vérifiait tout, que Thian appréciait Pastor. Il n’était pourtant pas porté sur les jeunots. Et moins encore sur les fils de famille. Le père de Pastor avait été Conseiller d’État, fondateur, en son temps, de la Sécurité Sociale — pour l’inspecteur Van Thian grand consommateur de médicaments, quelque chose d’aussi inaccessible qu’un archevêque de la Curie romaine. Les manières douces, les pull-overs, le subjonctif et l’inaptitude à l’argot que la famille avait légués au gamin, n’étaient pas non plus du goût de Thian. Pourtant Thian aimait Pastor, aucun doute, il l’aimait comme une vieille tiba sans principes le fils du Gouverneur, et il le lui répétait régulièrement, à peu près vers cette heure-là de la nuit, quand chantaient les claviers de leurs machines respectives.