Vers quatre heures du matin, le divisionnaire Cercaire reçut Pastor en coup de vent.
— On m’a buté un gars, ce soir, à Belleville, j’ai plus un homme disponible, la foule des indics, tu sais ce que c’est… Chabralle est dans le bureau de Bertholet, troisième à droite.
Les distributeurs de café étaient vides, les cendriers étaient pleins, les doigts étaient jaunes, les yeux tirés par la nuit blanche et les chemises froissées aux hanches. Les coups de gueule claquaient, la lumière éblouissait les murs. Pastor fit les frais de l’humeur ambiante. Il pouvait entendre ses collègues penser, en s’avançant dans le couloir. Alors, c’est lui, Pastor ? L’accoucheur d’aveux, le gynéco du crime, le Torquemada du divisionnaire Coudrier ? Du flic en dentelles, ça, du pistonné qui cherche à grimper pendant que nous, les hommes de Cercaire, les têtes de pont de l’antidope, on se farcit les gros calibres. Quelques pas encore, et le dénommé Pastor se trouverait en face du citoyen Chabralle. Et Chabralle, les hommes de Cercaire connaissaient ! Il venait de les trimballer quarante-deux heures durant ! Tous autant qu’ils étaient — et ils n’étaient pas des moindres. Pastor sentait qu’aucun de ces types à gourmette et blouson n’aurait misé un rond sur son vieux pull tricoté maison, face au sourire inoxydable de Paul Chabralle.
Pastor pénétra dans le bureau, vida poliment le flic qui surveillait Chabralle et ferma soigneusement la porte sur lui.
— Tu viens pour le ménage, petit ? demanda Chabralle.
Vingt minutes plus tard, une oreille qui passait par là entendit à travers la porte close la frappe régulière d’une machine à écrire. Elle fit signe à une autre oreille qui se ventousa à son tour. Dans le bureau, une voix bourdonnait, accompagnant le rythme de la machine. D’autres oreilles se collèrent d’elles-mêmes à la porte. Puis, il y eut un répit.
Et la porte s’ouvrit enfin. Chabralle avait signé. Non seulement, il reconnaissait le casse du Crédit Industriel, mais encore six des sept autres affaires pour lesquelles il avait bénéficié d’un non-lieu.
Le premier instant de surprise passé, les hommes de cuir du divisionnaire Cercaire auraient volontiers porté Pastor en triomphe. Mais quelque chose, dans l’expression du jeune inspecteur, les en dissuada. On aurait dit qu’il venait de contracter une maladie mortelle. Son vieux pull pendait sur lui comme une peau morte. Il passa sans les voir.
— Une histoire drôle, gamin ?
L’inspecteur Van Thian connaissait bien cet état, chez son jeune collègue Pastor. Les interrogatoires avaient toujours sur lui le même effet. Pastor obtenait des aveux, toujours. Mais après chaque séance, Van Thian récupérait le gamin plus mort que vif. Trente années de plus sur ce visage enfantin. L’ombre agonisante de lui-même. Il fallait le ressusciter. Van Thian imposait son histoire drôle.
— Je vais te dire un proverbe taoïste, gamin ; très bon pour ta modestie après le succès que tu viens de t’offrir.
Thian asseyait Pastor sur un tabouret. Il s’accroupissait en face de lui et cherchait les yeux du jeune flic qui avaient disparu au fond de ses orbites. Il captait enfin le regard. Et il racontait. Il ne faisait pas dans la dentelle. Il y allait carrément.
— Proverbe taoïste, gamin : Si demain, après ta victoire de cette nuit, te contemplant nu dans ton miroir, tu te découvrais une seconde paire de testicules, que ton cœur ne se gonfle pas d’orgueil, ô mon fils, c’est tout simplement que tu es en train de te faire enculer.
Après chaque histoire, une décharge traversait le visage de Pastor, que Thian interprétait comme un bref éclat de rire. Puis les traits du jeune inspecteur se recomposaient peu à peu. Il se détendait. Il reprenait forme humaine.
II
BOUC
— Pleurez, Malaussène,
pleurez de façon convaincante :
soyez un bon bouc.
10
Le lendemain samedi, la Ville de Paris, en sa Mairie du XIe arrondissement, récompense notre vieux Semelle d’avoir chaussé cinquante années durant les panards de Belleville. Un petit gros à diagonale bleu-blanc-rouge déclare officiellement que c’est très bien. Semelle regrette un peu que le discours ne soit pas prononcé par le Maire des Maires en personne, mais le Maire des Maires se recueille sur la dépouille d’un jeune inspecteur abattu la veille, dans le même quartier, à quelques centaines de mètres de l’ancienne échoppe de Semelle.
— C’est aux hommes et aux femmes méritants de votre génération que ce jeune héros a sacrifié sa vie, monsieur…
Mais le vieux Semelle ne pense pas au jeune inspecteur. Le vieux Semelle n’a d’yeux que pour la médaille promise. La médaille rutile dans son petit cercueil de velours, posée sur une longue table derrière laquelle on a assis un député cubique et un jeune énarque soyeux, Secrétaire d’État aux Personnes Âgées. Pour ce qui est de l’assistance, mon pote Stojilkovicz a surpeuplé la salle, en plusieurs voyages de son autobus légendaire. À son entrée, notre Semelle s’est vu sacrer Empereur du bitume par l’Innombrable peuple aux pieds sensibles, Roi de la Godasse, d’une seule voix, Grand Vizir de la Pompe ! Et maintenant, debout derrière la longue table, le gros tricolore y va de son compliment :
— Je vous connais bien, monsieur…
(Mensonge.)
— J’ai toujours admiré…
(Re-mensonge.)
— Et quand je pense à vous…
(Incroyable…)
Sur quoi, le député d’arrondissement prend le relais (mâchoires carrées, énergie à longue distance) et passe la vitesse supérieure :
— Les hommes comme moi ont le difficile honneur de succéder aux hommes de votre trempe…
Et d’embrayer sur la vénération que le Pouvoir doit aux Vénérables, estimant au passage que le précédent gouvernement ne les vénérait pas assez. Mais, patience, mes amis, nous sommes de retour, on reprend le manche, et dans quelques mois tous les retraités qui ont fait notre beau pays pourront villégiaturer gratis aux Baléares, comme ils le méritent, « comme la Nation le leur doit. »
(En gros.) Bravos, hochements de tête approbateurs, roses joues de notre vieux Semelle ; on échappe de justesse au bis et la parole est refilée au Secrétaire d’État aux Personnes Âgées, un blond jeune homme trois-pièces, impeccablement partagé par sa raie médiane, moins bouffeur d’air que le député, moins lyrique, plus chiffré. Il s’appelle Arnaud Le Capelier. Dès ses premiers mots, tout le monde pige que le cheval d’Arnaud, ce n’est pas la politique, mais l’Administration, qu’il est, depuis le berceau, programmé pour la permanence des institutions. L’Homme est un plantigrade adapté aux échelons ; les pieds d’Arnaud Le Capelier doivent porter la trace de tous ceux qu’il a gravis de la Maternelle jusqu’à son poste actuel. Il commence son spitche en se félicitant de « la belle autonomie du médaillé » (sic : ça veut dire que si notre Semelle n’est plus d’âge à fabriquer des pompes, il peut encore lacer les siennes tout seul), « se réjouit de le voir si bien entouré » (bravo, Stojilkovicz !) et « déplore pour sa part que l’image de ce bonheur ne soit pas plus répandue ».
— Mais l’État et l’Administration sont là pour pallier les défaillances humaines et prendre en charge ceux des plus vieux citoyens que les circonstances de la vie ont acculés à une solitude désespérée, et parfois dégradante. (Re-sic.)
Il ne fait pas partie de la brigade du rire, Arnaud Le Capelier. Et il a une curieuse façon de parler. Un débit « attentif », je dirais. Oui, c’est ça, il parie comme on écoute, les mots qu’il lâche, il veut les entendre pénétrer dans la cervelle de l’auditoire. Et que dit-il aux vieillards ici présents ? Il dit ceci : quand vous sentirez que vous commencez à perdre les pédales ou à souffler trop fort dans les escaliers, mes petits vieux, n’attendez pas que vos mômes secouent le cocotier, venez direct à moi que je vous bichonne. Et si vous n’arrivez pas à déterminer vous-mêmes votre « degré d’autonomie » (décidément, il y tient à cette formule au formol !), faites confiance au diagnostic des infirmières visiteuses que l’État et la Municipalité mettent gracieusement à la disposition des personnes âgées. Elles sauront vous « dispatcher » (sic, oui, sic) vers « les E.P.A. les mieux appropriés à vos besoins respectifs ».