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Une fois qu’on a pigé que les initiales E.P.A. désignent les Établissements pour Personnes Âgées, on a compris l’essentiel de son discours, au bel Arnaud Le Capelier : de la retape pour les mouroirs, voilà ce qu’il est en train de faire, tout bonnement. Nos regards se croisent par hasard. (« Si tu t’imagines qu’on va te refiler nos grands-pères, mon bel Arnaud, tu te goures… ») Et je sens que ses yeux m’entendent penser. Rarement vu un regard aussi attentif. Drôle de gueule, ce garçon. Sa raie le partage vraiment comme une motte de beurre. Elle est prolongée par la droite ligne d’un nez tranchant qui achève de couper ce visage en deux en tombant comme un point d’exclamation sur la fossette d’un menton plutôt gras. Le tout fait un drôle de mélange. Mollesse implacable. Une couenne douillette protégeant la musculature d’un sportif mondain. Bon tennisman, sans doute. Et bridgeur, aussi, spécialiste des contrats vicelards. Je n’aime pas Arnaud Le Capelier, voilà. Je ne l’aime pas. Et de penser que c’est le « Monsieur Vioques » du pays me défrise vaguement. Je n’ai plus qu’une envie, c’est de tirer mes vieux d’ici, vite fait. Je suis la poule. Je flaire le renard. Arnaud, mon bel Arnaud, jamais je ne te laisserai visiter mon clapier. Mes vieux à moi sont miens, compris ? La seule infirmière autorisée, c’est moi. Pigé ?

* * *

Pendant que je laisse aller ma paranoïa, le petit maire tout rond a repris le manche. Il épingle la médaille du Cinquantenaire sur la poitrine palpitante de Semelle. Flashs de ma petite sœur Clara, qui se met à mitrailler Semelle, la foule en joie, les officiels officiants, rechargeant son Leica à la vitesse-Rambo, toute lumineuse de donner libre cours à sa passion pour la photographie. Bisous, paluches, larmes de Semelle (ces émotions risquent de l’abréger !), congratulations…

Légèrement en retrait de cette agitation, Jérémy, mon petit faussaire de frangin (celui qui est, en fait, à l’origine de cette belle cérémonie) médite en silence sur la Puissance et la Gloire.

11

Veufs et veuves, Bellevillois et Malausséniens, Stojilkovicz nous a tous embarqués dans son autobus, et ça s’est terminé chez Amar, notre restau-famille, dans les dunes blondes du couscous et la mer Rouge du Sidi-Brahim. À peine avons-nous pénétré dans la salle enfumée que Hadouch, fils d’Amar, ami de mes écoles, me prend dans ses bras.

— Comment ça va, mon frère Benjamin, ça va ?

Son profil d’oiseau s’est collé à mon oreille.

— Ça va, Hadouch, et toi, ça va ?

— À la grâce de Dieu, mon frère, tu as bien planqué les photos que t’a refilées le Kabyle ?

— Sous la paillasse de Julius. Qui était ce flic ?

— Vanini, un inspecteur des stups, mais un gros bras nationaliste. Il s’offrait des ratonades. Il en a tué quelques-uns chez nous, dont un de mes cousins. Elles peuvent servir, ces photos, veille sur elles, Benjamin…

Ayant murmuré, Hadouch s’en est allé vaquer à son service. Au bout de la table, la conversation bat déjà son trop-plein.

— Moi, je suis resté vingt-cinq ans coiffeur dans le même quartier, confie Papy-Merlan à une veuve sa voisine, mais c’était la barbe, surtout, qui me plaisait, le rasoir, le vrai, le sabre !

La veuve a l’œil admiratif et une permanente Chantilly.

— Quand le syndicat a décrété que la barbe n’était plus rentable et qu’il ne fallait plus raser, j’ai laissé tomber, le métier avait perdu tout son sens.

Il s’anime, Merlan, il démontre :

— Tous les matins, un rasoir, ça redessine les visages, vous comprenez ?

La veuve fait oui de la tête, elle pige.

— Alors je me suis mis coiffeur funéraire.

— Coiffeur funéraire ?

— Dans le septième, le huitième et le seizième arrondissements. Je rasais les morts de la haute. La barbe et les cheveux, ça continue de pousser après la mort, on peut raser toute une éternité.

— À propos de poils, intervient Papy-Rognon, le boucher de Tlemcen, je vais sur mes soixante-douze piges, et tel que tu me vois, mes tifs poussent tout noirs et ma barbe toute blanche, tu peux m’expliquer ça, Merlan ?

— Moi, je peux, déclare Stojil de sa voix de basson ; c’est comme tout, Rognon, l’homme use ce dont il se sert. Toute ta vie tu as bouffé comme quatre et ta barbe pousse blanche ; pour ce qui est de ta cervelle… tes cheveux sont restés noirs. Tu as choisi la sagesse, Rognon.

Traduction simultanée en arabe et rigolade générale. C’est la veuve Dolgorouki qui a le plus joli rire. Elle est assise à côté de Stojil. Elle est la veuve préférée de Clara et de maman.

— La vérité, dit gravement Risson, c’est qu’il n’y a plus de métier ; le métier, en général, se perd, nous sommes tous ici des anciens du métier.

Jérémy n’est pas d’accord.

— Ancien libraire, ancien boucher, ancien coiffeur, ça veut rien dire, tout ça : être un ancien quelque chose, c’est forcément devenir un nouveau quelqu’un !

— Ah oui ? Et t’es un ancien quoi, toi, bonhomme ?

— Aussi vrai que tu es un ancien coiffeur, rétorque le môme, moi je suis un ancien du C.E.G. Pierre Brossolette ! Pas vrai, Benjamin ?

(Parfaitement vrai. L’année dernière, ce petit con a foutu le feu à son collège, et il s’est retrouvé ancien élève avant que les cendres en soient refroidies.) Mais, ding-ding-ding, la fourchette de Verdun réclame l’attention générale. Ceux qui savent déjà ce que le doyen va dire piquent le nez dans leurs assiettes. On déroule le tapis du silence.

— Semelle, déclare Verdun d’une voix commémorative, Semelle, je vais déboucher une bouteille en ton honneur.

Et de poser solennellement devant lui un demi-litron d’un liquide parfaitement transparent.

— Été 1976, annonce-t-il en sortant son Laguiole.

C’est bien ce qu’on craignait. C’est de la flotte qui stagne depuis dix ans dans cette prison de verre soufflé. De l’eau de pluie. Oui, Verdun collectionne les bouteilles d’eau de pluie. Ça date de l’été 1915, cette manie. Ayant appris par l’Illustration que nos pioupious manquaient tragiquement d’eau dans leurs tranchées, la petite fille de Verdun, Camille, s’était mise à remplir des bouteilles d’eau de pluie, « pour que papa n’ait plus jamais soif ». Et Verdun a continué, après que la grippe espagnole lui eut enlevé son enfant. Un hommage à Camille. De tout ce qu’il possédait, quand on l’a installé chez nous, Verdun n’a voulu emporter que sa collection de bouteilles. 284 boutanches en tout ! Une par saison depuis l’été 1915 ! Très poétique, tout ça… Seulement, ces derniers temps, Verdun nous honore un peu trop ; Anniversaire de Thérèse, première dent perdue du Petit, fête des uns, gloire des autres, tout est prétexte à ouvrir une boutanche… une overdose d’eau croupie.