— Ce n’est pas mon ami.
(On pourrait prendre ça pour une petite vilenie, mais c’est un réflexe de prudence. Si je veux aider Hadouch auprès de ce croque-mitaine, il faut que je me démarque.)
— J’aime mieux ça. On va pouvoir collaborer plus facilement. Il vous fourguait ses petites pilules quand nous sommes entrés ?
— Non, il venait de poser les brochettes sur la table.
— Avec ce gros paquet dans la main ?
— Je ne l’avais pas remarqué avant votre arrivée.
Suit un silence qui me permet d’identifier l’odeur intime de ce fourgon. Un mélange de cuir, de panards, et de tabac froid. Des heures de flics passées à taper le carton en attendant de cogner plus fort. Cercaire reprend, confidentiel :
— Vous savez pourquoi je joue les cow-boys, à la brigade des stupéfiants ?
(Qu’est-ce qu’on peut répondre à ça ?)
— Parce que vous avez des sœurs et des frères, Malaussène, et que l’image d’une aiguille plantée dans une veine de cet âge-là, je ne peux pas la supporter, c’est tout.
Il a mis une telle conviction dans ce qu’il vient de dire, que je pense tout à coup : « Comme ce serait beau, si c’était vrai ! » Sans blague. Même, pendant une seconde, j’ai eu envie de le croire, j’ai entrevu un paradis social où les pandores auraient la vocation du bonheur-citoyen, un joli monde où l’on ne shooterait les vieux qu’avec leur accord exprès, où les gentilles fées ne défourailleraient pas en pleine rue sur les têtes blondes, où les têtes blondes ne casseraient pas les têtes brunes, une société où personne n’aurait à faire dans le social, où Julia, ma si belle Corrençon, pourrait enfin remplacer ses raisons d’écrire par des occasions de me baiser. Bon Dieu que ce serait beau !
— Et je respecte les intellectuels dans votre genre, Malaussène, mais je ne les laisserai pas se mettre en travers de ma route quand il s’agit de coincer un bougnoule qui fait dans la came.
(Ainsi meurt un rêve.)
— Parce que c’est de ça qu’il s’agit, au cas où vous ne l’auriez pas pigé. Ce que Hadouch Ben Tayeb vous proposait, ou était sur le point de vous proposer, ce sont des saloperies d’amphétamines mises au rebut par nos services de contrôle, mais qu’il se procure librement dans les pharmacies algériennes pour les réintroduire chez nous.
(Si on les trouve là-bas, c’est bien que nous les y exportons, non ? Mais je garde cette fine remarque pour moi.) Je dis :
— Peut-être étaient-ce les médicaments du vieil Amar. Je sais qu’il souffre de rhumatismes.
— Mon cul.
Voilà. S’il ne croit pas ça, essayez de lui expliquer que c’est la Mairie soi-même qui a fourgué ces pilules à Semelle. Je comprends de mieux en mieux le silence de Hadouch.
— On va arrêter là notre petite conversation, Malaussène.
(Pas de refus.) Je me lève donc, mais sa main chope mon bras au passage. Du bel acier.
— On m’a tué un homme, hier, dans ce quartier pourri. Un brave môme qui était affecté à la protection des vieilles femmes — celles que les drogués égorgent. Il va falloir me la payer très cher, cette vie-là. Alors, ne faites pas le con, Malaussène, si vous apprenez quelque chose, pas d’imprudence : téléphonez-moi vite fait. Je respecte votre goût pour l’exotisme maghrébin, mais jusqu’à un certain point seulement. Pigé ?
Tout rêveur, sur le chemin du retour, je manque me faire écraser par un autobus rouge, bourré de vieilles dames en folie. Stojil me salue d’un coup de klaxon et je lui réponds par un baiser distrait, lancé du bout des doigts. Les uns égorgent les vieilles dames, Stojil les ressuscite.
Au croisement Belleville-Timbaud, m’apparaît en effet ce qui m’avait échappé la nuit dernière : la silhouette d’un corps dessinée à la craie au milieu du carrefour. Une petite fille d’outre-Méditerranée, emmitouflée dans une douzaine de cache-nez, y joue toute seule à la marelle. Ses deux pieds sont posés bien à plat sur les pieds du mort. Là-bas, le cercle élargi de la tête fera office de paradis.
13
Stojilkovicz avait déposé la veuve Dolgorouki au coin du boulevard de Belleville et de la rue de Pali-Kao. L’autobus était reparti, dans le rire frais des vieilles dames, et la veuve Dolgorouki traînait maintenant comme une jeunette, le long de la rue de Tourtille. Elle était vieille. Elle était veuve. Elle était d’origine russe. Elle portait un petit sac en croco, dernier vestige de son temps à elle. Mais elle souriait. L’horizon semblait dégagé devant elle. Un jeune flic à blouson de cuir la suivait des yeux. Il la trouvait imprudente de rêvasser dans Belleville à cette heure semi-nocturne, mais il savait une chose : on ne la lui tuerait pas. Il veillait sur elle. D’ailleurs, il la trouvait jolie. C’était un brave garçon. Il tenait Belleville sous sa ligne de mire.
La veuve Dolgorouki rêvait au « divin Stojilkovicz ». Elle ne l’appelait jamais autrement : « Le divin Stojilkovicz. » Non sans en sourire elle-même. Cet homme et son autobus avaient peuplé sa solitude jusqu’au tourbillon. (Oui, elle employait des expressions de ce genre : « peuplé jusqu’au tourbillon ». En roulant un peu les « r ».) Le divin Stojilkovicz promenait les vieilles dames en autobus. Il y avait les « virées du samedi » où ses amies et elles faisaient leurs emplettes de la semaine, guidées par un Stojilkovicz qui connaissait comme personne « les boutiques de vos vingt ans ». Il y avait aussi les grandes échappées du dimanche, où le divin Stojil leur offrait Paris, pour le plaisir de la promenade. Un Paris oublié qu’il faisait jaillir de leurs anciennes bottines de jeunes filles. La semaine dernière elles avaient dansé, rue de Lappe, le fox-trot, le charleston, et des choses plus alanguies. Les têtes des danseurs traçaient un labyrinthe dans la fumée stagnante.
Aujourd’hui, aux puces de Montreuil, le divin Stojilkovicz avait su marchander pour la veuve Dolgorouki un petit éventail à la mode de Kiev. Sa grosse voix de pope avait sermonné le jeune fripier qui tenait la boutique.
— Tu fais un vilain métier, mon garçon. Les antiquaires sont des pilleurs d’âmes. Cet éventail appartient à la mémoire de madame, qui est d’origine russe. Si tu n’es pas la future canaille que je crois, fais-lui un gros rabais.
Oui, une belle journée pour la veuve Dolgorouki. Même si le quart de sa pension trimestrielle, touchée le matin même, s’était envolé d’un coup d’éventail. Et demain dimanche, de nouveau, promenade… Puis, comme tous les dimanches après-midi, le « divin Stojilkovicz » plongerait sa troupe de vieilles dames dans les profondeurs des catacombes, où, dans la poussière des ossements, elles se livreraient en riant à ce qu’il appelait « la Résistance active à l’Éternité ». (Mais, de ces petits jeux-là, on avait fait le serment de ne rien dire à personne, et la veuve Dolgorouki serait morte plutôt que de trahir ce secret.)
Après la cérémonie des catacombes, on allait prendre le thé dans cette famille, les Malaussène. Si les promenades se déroulaient « entre filles », là, la veuve Dolgorouki rencontrait des « messieurs ». La mère, enceinte depuis maintenant dix mois, rayonnait. Elle ne semblait pas inquiète. Sa fille Clara servait le thé, et, parfois, prenait des photos. La mère et la fille avaient des visages d’icône. Au fond de la quincaillerie transformée en appartement, une autre fille, très maigre, disait la bonne aventure. Un petit garçon aux lunettes roses racontait des merveilles. Le calme de cette maison apaisait la veuve Dolgorouki.
Tout à coup, la veuve Dolgorouki songea à sa voisine de palier, la veuve Hô. La veuve Hô était vietnamienne. Elle était toute frêle et se sentait très seule. Oui, c’était décidé, samedi prochain, la veuve Dolgorouki inviterait la veuve Hô à monter avec elle dans l’autobus. On se serrerait un peu, voilà tout.