Выбрать главу
* * *

C’est à quoi rêvait la veuve Dolgorouki, le long de la rue de Tourtille, en rentrant chez elle, suivie par le petit flic à blouson de cuir. La seule épreuve de la journée serait celle de l’escalier. C’était un escalier sombre (minuterie coupée par l’E.D.F.), encombré à chaque palier de gravats et de poubelles abandonnées. Cinq étages ! À vingt mètres du porche, la veuve Dolgorouki respirait déjà profondément, comme on s’apprête à plonger. L’ampoule du dernier réverbère était morte. (La fronde du petit Nourdine, probablement.) Elle rentrait chez elle. Elle pénétrait dans sa nuit. Le petit flic ne la suivit pas dans l’immeuble. Il venait d’en inspecter tous les paliers. Deux veuves habitaient là : la veuve Hô, celle qui était passée hier soir à la télé, et la veuve Dolgorouki. Le petit flic était l’ange invisible de ces deux veuves. La veuve Dolgorouki venait d’atteindre son immeuble saine et sauve. Le petit flic fit demi-tour. Il ne voulait pas perdre Belleville des yeux.

* * *

Dès qu’elle eut passé le porche, la veuve Dolgorouki sentit la menace. Il y avait quelqu’un. Tapi sous la cage de l’escalier B. À un mètre d’elle sur sa gauche. Elle sentait la chaleur de ce corps. Et la tension de ces nerfs. Elle ouvrit doucement son sac. Sa main s’y glissa, et ses doigts s’enroulèrent autour de la crosse de noisetier. Le revolver était une arme courte et trapue, conçue tout exprès pour ce genre de combat rapproché. Un Llama modèle 27. Elle fit glisser le sac de sa hanche droite à son ventre. Maintenant, l’arme était dirigée vers le danger. Elle arma le chien le plus silencieusement possible et sentit le barillet tourner contre sa paume. Elle s’immobilisa. Elle tourna la tête vers le trou obscur de la cage d’escalier et demanda :

— Qui est-ce ?

Pas de réponse. Il allait bondir. Elle ne tirerait qu’au dernier moment, quand elle verrait le rasoir, sans sortir l’arme de son sac.

— Alors, qui est-ce ?

Son cœur battait plus vite, mais c’était d’excitation. Elle donnait l’impression de serrer peureusement son petit sac contre elle.

— J’ai touché ma pension, aujourd’hui, dit-elle, elle est ici, dans mon sac.

Silence.

— Avec un éventail de Kiev et les clefs de mon appartement.

L’ombre ne bronchait toujours pas.

— Cinquième droite, précisa-t-elle.

Rien.

— Bien, fit-elle, je vais appeler au secours. La police est dehors.

L’ombre se manifesta enfin.

— Faites pas la conne, m’dame Dolgo, j’ suis en planque !

Elle reconnut immédiatement la voix. Elle lâcha le revolver comme s’il lui brûlait la peau.

— Qu’est-ce que tu fais là, mon petit Nourdine ?

— J’attends Leila, chuchota le gamin. Je veux lui faire peur.

(Leila était une des filles du vieil Amar Ben Tayeb, le restaurateur. Chaque soir, Leila montait leur dîner à la veuve Dolgorouki et à la veuve Hô.)

— Pour faire tomber son plateau comme la semaine dernière ?

— Non, m’dame Dolgo, juste pour la peloter un coup.

— Entendu, mon petit Nourdine, mais quand elle redescendra.

— D’accord, m’dame Dolgo, quand elle redescendra.

* * *

— Entre, Leila, la porte est ouverte.

Elle venait à peine de déposer son sac et son manteau. Elle n’avait pas encore repris son souffle.

— Ce n’est pas Leila, madame Dolgorouki, répondit la voix, ce n’est que moi.

Elle se retourna, un sourire surpris aux lèvres. Elle n’eut pas le temps de protéger sa gorge. La lame du rasoir avait sifflé. Elle sut que la plaie était nette et profonde. Elle sentit qu’elle se noyait en elle-même. Ce n’était pas une mort si désagréable, une sorte d’ivresse bouillonnante.

14

Il y avait maintenant quatre jours que la jeune femme trouvée dans la péniche dormait profondément.

— Si vous n’êtes pas une pute, belle dame, qui êtes-vous ?

Pastor était agenouillé à son chevet. Il murmurait, dans le silence de la chambre d’hôpital, espérant qu’elle percevait l’écho de ce murmure dans un recoin de son coma.

— Et qui vous a fait ça ?

Elle n’était pas fichée à la prostitution ni portée disparue. Apparemment, personne ne réclamait ce corps somptueux, nul ne se souciait de cette existence vacillante. Pastor avait épuisé toutes les ressources de l’informatique et des fichiers de carton.

— Je les retrouverai, vous savez. Ils étaient au moins deux.

Elle était hérissée de tubes. Elle reposait dans une odeur de conserve hospitalière.

— Nous avons déjà récupéré la voiture, une BMW noire, du côté de la place Gambetta.

Penché sur elle, Pastor lui annonçait de bonnes nouvelles. De celles qui peuvent vous ramener à la surface.

— L’analyse des empreintes va nous apprendre des tas de choses.

Le bip rouge d’un cube métallique indiquait qu’elle pensait, mais de très loin. Le cœur battait irrégulièrement, comme on aime. Elle avait été droguée à mort.

— Même Thian, avec toutes ses pilules, ne supporterait pas une telle quantité de saloperies dans son organisme. Mais vous êtes une fille solide, vous vous en sortirez.

L’étude de la mâchoire non plus n’avait rien donné. Une molaire couronnée, l’extraction d’une dent de sagesse, mais aucun dentiste de France n’avait radiographié cette mâchoire, ni pris l’empreinte de cette molaire.

— Et votre appendice ? Le docteur dit que cette opération est toute fraîche. Deux ans au plus. Qui vous a fauché votre appendice ? Pas un chirurgien français, en tout cas, votre photo a circulé dans toutes les salles d’opérations. Un admirateur ?

Pastor souriait dans la pénombre de la chambre. Il prit une chaise, l’approcha du lit, s’assit posément.

— Bien. Raisonnons.

Il murmurait maintenant tout contre l’oreille de la dormeuse.

— Vous vous faites ouvrir le ventre et soigner les dents à l’étranger. Avec un peu de chance, la composition de votre couronne dentaire nous indiquera le pays. Deux hypothèses donc.

(On peut interroger n’importe qui, dans n’importe quel état ; ce sont rarement les réponses qui apportent la vérité, mais l’enchaînement des questions. C’est le Conseiller qui avait appris cela à Pastor, quand le petit Jean-Baptiste allait encore à l’école.)

— Ou vous êtes une belle étrangère, assassinée sur le territoire français, une espionne, peut-être, puisqu’on vous a torturée, auquel cas l’affaire m’échappera, ce qui me fait d’emblée écarter cette hypothèse.

— Ou vous êtes tout simplement une voyageuse professionnelle.

Pastor laissa passer le bruit ferrailleux d’un chariot dans le couloir. Puis, il demanda :

— Professeur coopérant ? (Il eut une moue sceptique.) Non, ce corps-là n’est pas un corps enseignant. Fonctionnaire d’Ambassade ? Femme d’affaires ?

Les formes vastes, les muscles denses, le visage volontaire évoquaient à la rigueur cette dernière image.

— Non plus : vos hommes vous auraient réclamée.

Pastor avait croisé quelques-unes de ces jets-patronnes. Surprenant comme les hommes se désintégraient en leur absence.

— Tourisme ? Vous faites dans le tourisme ? Guide patiente pour troupeaux anxieux ?

Non. Pastor n’aurait su dire pourquoi, mais non. Pas une tête à suivre des itinéraires fléchés.

— Journaliste, alors ?

Il jouait avec cette idée, maintenant. Journaliste-reporter… photographe… quelque chose dans ce genre…