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Autrement dit, la pourvoyeuse de Semelle était infirmière autant que je suis évêque. Elle n’a évidemment rien à voir avec la Mairie qui a ses propres infirmières — lesquelles ne droguent pas l’administré, mais le violent.

Si donc la brunette ne figure pas sur le registre des fonctionnaires municipaux, c’est qu’elle travaille pour son compte, ou pour celui d’une bande qui démarche systématiquement les assemblées de vieillards. (Elle a déjà fait trois touches dans le quartier.) Et bien sûr, tout à coup, Eurêka ! Je me rappelle la petite brune qui droguait Risson et que pistait ma Julia… Et si c’était la même ? Tout bonnement la même ?

* * *

La suite de l’enquête Malaussène se déroule dans un cabinet noir, sous les doigts photographes de ma petite sœur Clara, une ampoule rouge pendant au-dessus de nos deux têtes. (La douceur du visage de Clara, sous cette lumière… Dis, ma Clarinette, qui t’aimera, toi, et quand ? Et comment le supportera-t-il, ton grand frère ?)

Nous avons décidé de tirer toutes les photos prises par Clara pendant la remise de la médaille. Avec un peu de chance, la brunette est sur pellicule.

— Regarde le député, Ben, c’est amusant…

Le représentant du peuple apparaît en effet, dans le bac, au fond de la soupe chimique.

— Ce sont les mâchoires qui sortent en premier. Voilà ce que c’est, un visage énergique !

Clara rigole doucement. Clara est une photographe. Dès l’ouverture de ses yeux amande, il y a seize ans, ce fut une photographe. Julie ne s’y était d’ailleurs pas trompée, quand je les avais présentées l’une à l’autre. (« Tu n’imagines pas l’œil que cette enfant pose sur le monde, Benjamin, elle voit la surface et le fond. »)

— Le Secrétaire d’État aux Personnes Âgées, maintenant…

C’est la raie qui apparaît d’abord, chez Arnaud Le Capelier, puis l’arête du nez et la fossette qui tranche le menton en deux. De part et d’autre de cette ligne verticale, le visage joufflu est net, lisse, inexpressif comme un heaume. Un heaume un peu mou, certes, mais impassible, avec la fente attentive des yeux. (Ouh ! que je ne l’aime pas, celui-là !) Arnaud Le Capelier est penché par-dessus l’estrade. Il serre la main d’un Semelle décoré et rayonnant. En fait, il ne lui cède que le bout de ses doigts. Avec une sorte de dégoût, dirait-on. À mon avis, cet Arnaud-là fait une allergie aux vieux. Et Secrétaire d’Etat aux Personnes Agées… le Destin, ah la la, le Destin !

Nous travaillons ainsi pendant deux bonnes heures, le parfum de Clara luttant contre les relents méphitiques du révélateur. Finalement, Clara dit :

— Les gros plans ne donneront rien, Benjamin, la jeune fille devait se méfier, il faut la chercher dans la foule, je vais faire des agrandissements.

— On a tout le temps.

— Pas toi, Ben, oncle Stojil a dit qu’il passerait ce soir.

(Stojil, je t’en prie, laisse-moi dans cette nuit rouge, avec ma sœur préférée.)

— Il a besoin de toi, Ben, il ne se remet pas de l’assassinat de madame Dolgorouki. Va, si je trouve quelque chose, je t’appellerai.

* * *

Il est arrivé, Stojil. Il a pris une chaise. Il s’est assis seul au milieu de la chambre où dorment les enfants et les grands-pères. Il m’attend. C’est presque devenu une habitude entre nous, d’écouter dormir les vieux et les mômes. Les enfants sur les lits du dessus, et leur grand-père attitré au-dessous. (Une idée de Thérèse, approuvée par Clara, plébiscitée par les petits, et autorisée par mon autorité. Secoués comme ils l’étaient en arrivant chez nous, les vieux avaient perdu le sommeil. « Le souffle des petits les apaisera », a déclaré Thérèse. Le souffle des petits ou le parfum des jeunes filles ? Toujours est-il que depuis cette décision, les grands-pères roupillent comme des sonneurs. Et nous passons, Stojil et moi, de longues heures à jouer aux échecs en parlant doucement dans ces sommeils mêlés.)

— Aujourd’hui, dit Stojil, j’ai promené des Russes, en ville.

Jérémy se retourne dans son lit, au-dessus de Papy-Merlan qui en fait autant.

— De bons communistes, avec autorisation de sortie et consignes de vigilance.

Le Petit a un gémissement. Thérèse tousse.

— À l’Agence, on m’a recommandé de bien les soigner. Il y avait un aparatchik avec eux, un Ukrainien, du genre jovial. Il m’a dit en rigolant : « Et pas de propagande, camarade, nous savons tout de vos mensonges. » Toujours pareil avec eux : beaucoup de choses se disent en plaisantant, mais c’est un rire qui tue. Comme si tu te faisais piquer par un serpent hilare.

— Je me rappelle Khrouchtchev, oui, il riait beaucoup.

— C’était un spécialiste, celui-là, jusqu’au jour où un autre a rigolé à sa place.

Le souffle des grands-pères s’est petit à petit réglé sur celui des enfants.

— Alors, je leur ai fait visiter un Paris bien de chez eux : place du colonel Fabien, Bourse du Travail, immeuble de la C.G.T., ils n’ont rien vu d’autre. Quand l’aparatchik louchait sur une vitrine de charcuterie, je lui disais : « Propagande ! tout est faux à l’intérieur, saucisses en carton ! si vous regardez ça, Alexeï Trophimovitch, je vais être obligé de faire un rapport ! »

Risson produit un hoquet joyeux, comme s’il riait à l’intérieur de son sommeil.

— À midi, poursuit Stojil, je les ai emmenés bouffer à la cantine de Renault, et l’après-midi, ils ont voulu voir Versailles. Ils veulent tous voir Versailles. Je n’avais pas envie de me traîner une fois de plus jusque-là, alors je les ai conduits devant la gare Saint-Lazare, et je leur ai dit : « Voilà Versailles, le palais du tyran que la Révolution a adapté à l’usage des masses ! » Crépitement unanime des flashs.

Sourire. Respiration synchrone des dormeurs. Toutes ces vies en un seul souffle… Je dis :

— Ils te doivent une visite de Moscou, maintenant.

Mais Stojil est passé à autre chose.

— Ma veuve Dolgorouki connaissait parfaitement les écrivains prérévolutionnaires. À vingt ans, elle était communiste, comme moi au sortir de mon couvent. Elle faisait la résistante ici, pendant que je faisais le maquisard en Croatie. Elle savait les poèmes de Maïakovski par cœur, nous nous récitions des scènes entières du Revizor et elle connaissait Bielyï. Oui.

— Je me rappelle cette vieille dame. Elle disait à maman : « Le visage de votre Clara est pur comme une icône de Vieux Croyant. »

— C’étaient des princes, dans le temps, les Dolgorouki, des princes de légende, même. Certains ont choisi la Révolution.

Stojil se lève. Il remet en place le bras du Petit qui s’est échappé de ses couvertures.

— Qu’est-ce que Risson leur a raconté, ce soir ?

— Août 14. Soljenitsyne. Comme Jérémy voulait tout savoir sur l’habillement des bidasses en 14, Verdun est venu au secours de Risson. Il paraît que l’armée dépensait 700 000 mètres de flanelle par mois à 3,50 F le mètre, 2 550 000 paires de chaussettes, 250 000 cache-nez, 10 000 passe-montagnes, 2 400 000 mètres de drap en 140 pour les uniformes, représentant 77 000 tonnes de laine en suint. Il connaît tout ça, Verdun, avec les prix au centime près, il était tailleur, à l’époque. En écoutant ce déluge, les mômes étaient encore plus passionnés que par les taxis de la Marne.

— Oui, fait rêveusement Stojil, les jeunes aiment la mort.

— Tu dis ?

— Les jeunes aiment la mort. À douze ans ils s’endorment sur des récits de guerre, à vingt ans ils la font, comme la veuve Dolgorouki ou moi. Ils rêvent de donner une mort juste ou de recevoir une mort glorieuse, mais dans tous les cas c’est la mort qu’ils aiment. Ici, aujourd’hui, à Belleville, ils égorgent une vieille dame et s’envoient ses économies dans les veines pour trouver une mort lumineuse. C’est de cela qu’elle est morte, ma veuve : de la passion des jeunes pour la mort. Elle aurait pu se faire écraser par un jeune fou dans un bolide, ç’aurait été la même mort. Oui.