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Et elle pressa sur la détente.

Toutes les idées du blondinet s’éparpillèrent. Cela fit une jolie fleur dans le ciel d’hiver. Avant que le premier pétale en fût retombé, la vieille avait remisé son arme dans son cabas et reprenait sa route. Le recul lui avait d’ailleurs fait gagner un bon mètre sur le verglas.

2

Un meurtre, donc, et trois témoins. Seulement, quand les Arabes ne veulent rien voir, ils ne voient rien. C’est une habitude étrange, chez eux. Ça doit tenir à leur culture. Ou à quelque chose qu’ils auraient trop bien compris de la nôtre. Ils n’ont donc rien vu, les Arabes. Probable qu’ils n’ont même pas entendu : « Pan ! »

Restent le gosse et le chien. Mais le Petit, lui, ce qu’il a vu, derrière ses lunettes cerclées de rose, c’est cette métamorphose de tête blonde en fleur céleste. Et ça l’a tellement émerveillé qu’il a pris ses jambes à son cou pour venir nous raconter ça à la maison, à moi, Benjamin Malaussène, à mes frères et à mes sœurs, aux quatre grands-pères, à ma mère et à mon vieux pote Stojilkovicz qui est en train de me foutre la pâtée aux échecs.

La porte de l’ex-quincaillerie qui nous sert d’appartement s’ouvre à la volée sur le Petit qui se met à gueuler :

— Eh ! J’ai vu une fée !

La maison ne s’arrête pas de tourner pour autant. Ma sœur Clara, qui prépare une épaule d’agneau à la Montalban, demande juste, avec sa voix de velours :

— Ah ! oui, Petit ? Raconte-nous ça…

Julius le Chien, lui, va direct inspecter sa gamelle.

— Une vraie fée, très vieille et très sympa !

Mon frère Jérémy en profite pour tenter une sortie hors de son boulot :

— Elle t’a fait tes devoirs ?

— Non, dit le Petit, elle a transformé un mec en fleur !

Comme personne ne réagit plus que ça, le Petit s’approche de Stojilkovicz et de moi.

— C’est vrai, oncle Stojil, j’ai vu une fée, elle a transformé un mec en fleur.

— Ça vaut mieux que le contraire, répond Stojil sans quitter l’échiquier des yeux.

— Pourquoi ?

— Parce que le jour où les fées transformeront les fleurs en mecs, les campagnes ne seront plus fréquentables.

La voix de Stojil ressemble à Big Ben dans le brouillard d’un film londonien. Si profonde, on dirait que l’air palpite autour de vous.

— Échec et mat, Benjamin, mat à la découverte. Je te trouve bien distrait, ce soir…

* * *

Ce n’est pas de la distraction, c’est de l’inquiétude. Mon œil n’est pas vraiment sur l’échiquier. Mon œil épie les grands-pères. Mauvaise heure pour eux, le coucher du soleil. C’est entre chien et loup que le démon de la dope les démange. Leur cervelle réclame la sale piquouse. Ils ont besoin de leur dose. Pas le moment de les perdre de vue. Les enfants comprennent la situation aussi bien que moi et chacun fait de son mieux pour occuper son grand-père attitré. Clara demande toujours plus de précisions à Papy-Rognon (ex-boucher à Tlemcen) sur l’épaule d’agneau à la Montalban. Jérémy, qui redouble sa cinquième, prétend vouloir tout connaître de Molière, et le vieux Risson, son grand-père à lui (un libraire à la retraite) multiplie les indiscrétions biographiques. Maman, immobile dans son fauteuil de femme enceinte, se laisse indéfiniment friser et défriser par Papy-Merlan, l’ancien coiffeur, pendant que le Petit supplie Verdun (le doyen des quatre grands-pères, 92 berges !) de l’aider à remplir sa page d’écriture.

Chaque soir c’est le même rituel : la main de Verdun tremble comme une feuille, mais, à l’intérieur, celle du Petit la stabilise, et l’aïeul croit dur comme fer qu’il trace ses anglaises aussi joliment qu’avant la Première Guerre. Il est triste, pourtant, Verdun, il fait écrire au Petit un seul prénom sur son cahier : Camille, Camille, Camille, Camille… sur toute la longueur des lignes. C’est le prénom de sa fille, morte il y a 67 ans, à l’âge de six ans, juste à la fin de la Der des Ders, fauchée par l’ultime rafale, celle de la grippe espagnole. C’était vers l’image de Camille que Verdun tendait ses mains tremblantes quand il a commencé à se shooter. Il se rêvait, bondissant de sa tranchée, zigzaguant entre les balles, cisaillant les barbelés, déjouant les mines, et courant vers sa Camille, sans fusil, bras ouverts. Il traversait ainsi toute la Grande Guerre et trouvait une petite Camille morte, momifiée, plus ratatinée à six ans qu’il ne l’est lui-même aujourd’hui. Double dose pour la seringue.

Depuis que je le planque chez nous, Verdun ne se shoote plus. Quand le passé le prend à la gorge, il regarde juste le Petit, les yeux noyés, et murmure : « Pourquoi qu’t’es pas ma p’tite Camille ? » Parfois, il lâche une larme sur le cahier d’écriture, et le Petit dit :

— T’as encore fait un pâté, Verdun…

C’est tellement déchirant que l’ex-séminariste Stojilkovicz, ex-révolutionnaire, ex-vainqueur des armées Vlassov et de l’hydre nazie, que Stojil, présentement conducteur de bus pour touristes CCCP, et pour vieilles dames seules le samedi et le dimanche, que Stojil, dis-je, se racle la gorge et grogne :

— Si Dieu existe, j’espère qu’il a une excuse valable.

* * *

Mais, celle qui fournit le plus gros boulot à cette heure critique de la soirée, c’est ma sœur Thérèse.

Présentement, dans son coin de sorcière, Thérèse rafistole le moral de Papy-Semelle. Le vieux Semelle ne crèche pas à la maison. C’est l’ancien cordonnier de notre rue de la Folie Régnault. Il a son chez soi juste à côté de chez nous. Il n’a jamais plongé. Avec lui, on fait dans le préventif. Il est vieux, il est veuf, il est sans enfant, la retraite le déglingue : c’est une proie rêvée pour les seringueurs. Une seconde d’inattention et le vieux Semelle sera aussi fléché qu’une cible de concours. Après cinquante ans de turbin dans la savate, oublié de tous, Semelle faisait les cent pas au fond de sa déprime. Heureusement, Jérémy a tiré le signal d’alarme. « Alerte ! » Et Jérémy a aussitôt envoyé au Maire des maires une bafouille où il sollicitait (en imitant parfaitement l’écriture tremblée de Semelle) la Médaille de la Ville pour récompenser cinquante années de travail dans la même échoppe. (Oui, à Paris, on vous décore pour ça.) Joie du Semelle quand le Maire des maires a répondu OK ! Le Maire des maires en personne se souvenait du vieux Semelle ! Semelle avait une piaule dans la mémoire du Maire des maires ! Semelle était un des pavés sacrés de Paris. Ô Gloire ! Ô Bonheur !

Pourtant, ce soir, à la veille du grand jour, Semelle balise dur. Il a peur de ne pas être à la hauteur, pendant la cérémonie.

— Tout se passera bien, assure Thérèse en tenant la main du vieux ouverte devant elle.

— Tu es sûre que je ne ferai pas de bêtise ?

— Puisque je vous le dis. Est-ce que je me suis jamais trompée ?

Ma sœur Thérèse est raide comme le Savoir. Elle a la peau sèche, un long corps osseux et la voix pédagogue. C’est le degré zéro du charme. Elle trafique dans une magie que je réprouve, et pourtant je ne me lasse pas de la voir opérer. Chaque fois qu’un vieux débarque chez nous, tout à fait bousillé de l’intérieur, convaincu de n’être plus rien avant même d’être mort, Thérèse l’attire dans son coin, elle prend d’autorité la vieille main dans les siennes, elle déplie un à un les doigts rouillés, elle lisse longuement la paume comme on fait aux feuilles froissées, et, quand elle sent la paluche parfaitement détendue (des mains qui ne se sont pas vraiment ouvertes depuis des années !) Thérèse se met à parler. Elle ne sourit pas, elle ne flatte pas, elle se contente de leur parler d’avenir. Et c’est bien le truc le plus incroyable qui pouvait leur arriver : l’Avenir ! Les troupes astrales de Thérèse y vont de bon cœur : Saturne, Apollon, Vénus, Jupiter et Mercure organisent des petites rencontres de cœur, concoctent des succès de dernière minute, ouvrent des perspectives, bref, regonflent ces vieilles carcasses, leur prouvent que le rouleau a encore de quoi dérouler. Chaque fois, c’est un jeunot qui sort des mains de Thérèse. Clara sort alors son appareil photo pour fixer la métamorphose. Et ce sont les photos de ces nouveau-nés qui ornent les murs de notre apparte. Oui, ma Thérèse sans âge est une source de jouvence.